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Le recours aux engrais en Afrique : les prix en question

Tharcisse Guèdègbé , Mohammed Rachid Doukkali | August 29, 2018

De nombreux engagements ont été pris par les dirigeants africains en vue d’induire une forte croissance agricole en mettant l’accent sur la productivité, notamment par le recours aux engrais. Actuellement, les progrès sont lents et les engagements pris ne sont, pour la majeure partie des pays, pas encore respectés, faute de non mise en place de conditions favorables à l’atteinte de ces objectifs. Des interventions ciblées sont nécessaires pour réduire les coûts de transaction et améliorer les conditions d’accès des agriculteurs aux engrais. Cela aura peu d’effet sans la mise en place de packages technologiques appropriés ainsi que des services connexes. Des stratégies doivent également être mises en œuvre pour améliorer les capacités de production d’engrais au sein du continent, accélérer la connexion de ses économies par des infrastructures de transport pour, enfin, créer un véritable marché d’engrais intra africain.

Face aux nombreux défis de développement que doit relever l’Afrique, la stratégie de croissance inclusive au sein du secteur agricole a été portée comme l’une des plus importantes dans l’agenda de développement du continent. Plus précisément, une attention particulière est portée aux progrès de productivité, du fait qu’ils soient intimement liés à l’amélioration de la qualité de vie des plus pauvres, entre autres enjeux. L’ambition des décideurs du continent de libérer le potentiel de production des chaînes de valeur agricoles peut se lire à travers la mise en place du Programme Détaillé pour le Développement de l’Agriculture en Afrique (PDDAA). 

Les efforts nationaux et internationaux ont permis d’induire pendant les deux dernières décennies une hausse des niveaux de productivité à l’échelle continentale. Mais les gains de productivité sont très hétérogènes d’un pays à l’autre et les niveaux actuels demeurent globalement insatisfaisants. Cette faible performance s’explique par plusieurs facteurs. Au nombre de ces derniers, le présent article s’intéresse particulièrement à l’utilisation des engrais. 

La consommation d’engrais a d’ailleurs fait l’objet d’une des déclarations les plus importantes des chefs d’Etat et de gouvernements africains. De plus, la fertilité des sols en Afrique fait de plus en plus l’objet de préoccupations. Plusieurs études ayant évalué son évolution font état d’une balance de nutriments déficitaire et d’une dégradation des sols (Angé, 1993 ; Henao et Baanante, 1990 ; FAO, 2000 et 2001). Les pertes annuelles de nutriments des sols africains se situeraient entre 30 et 60 kg par hectare comme l’illustre la figure 1. 

Figure 1 : Balance des nutriments en Afrique

Source : Henao et Baanante (2006)

Résorber ces déficits et améliorer la productivité agricole sont autant d’objectifs qui appellent à l’augmentation des apports de fertilisants et à l’amélioration de l’efficacité et de l’efficience de leur utilisation. Les bénéfices se comptent également dans le domaine environnemental. Utiliser plus et mieux l’engrais permet d’augmenter les rendements et donc, de ralentir la déforestation et la conversion d’autres terres marginales en terres agricoles (Bumb, 1995 ; Wallace et Knausenberger, 1997). 

La Déclaration d’Abuja

Principal organe technique de l’Union Africaine (UA), le programme dit Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD) porte dans sa vision d’améliorer la productivité agricole en Afrique et atteindre un taux annuel de croissance agricole d’au moins 6%. Adopté en 2003 par les chefs d’Etats et gouvernements africains, et faisant partie intégrale du NEPAD, le PDDAA est le cadre de référence des pays africains en matière de développement agricole durable et de réalisation de la sécurité alimentaire. En plus du niveau de croissance agricole visé, le PDDAA cible également l’allocation d’au moins 10% des budgets publics à l’agriculture.

Au nombre des moyens de réalisation de ces attentes, le programme de l’Union Africaine met en avant, par le biais de deux de ses quatre piliers, les gains de fertilité et le progrès technique. Le premier pilier du PDDAA se réfère à la gestion des terres et aux systèmes de contrôle de l’eau, évoquant que d’importants efforts devraient être faits pour améliorer la fertilité. Le quatrième pilier vise le maintien et l’amélioration des gains de productivité à travers l’investissement dans la recherche agricole, la dissémination et l’adoption des technologies, ainsi que la mise en œuvre de réformes institutionnelles et financières à même de soutenir le progrès technique. 

Le recours à l’utilisation rationnelle d’intrants plus adaptés favorise le rattrapage technologique des Etats en développement et est vecteur de gains de productivité. C’est dans cette perspective que la Déclaration d’Abuja sur les engrais pour une révolution verte en Afrique (juin 2006) vient consacrer la portée de l’ambition africaine. Par le biais de cette déclaration, les Etats membres de l’UA se sont engagés à porter le niveau d’utilisation d’engrais sur le continent à 50 kg de nutriments à l’hectare. Même si le délai de 2015 est déjà écoulé, la cible demeure à atteindre, d’autant plus que pratiquement tous les pays n’ont pas atteint l’objectif. Une évaluation menée en 2011 par le NEPAD (2011)  a indiqué que peu de progrès ont été réalisés et que les niveaux moyens étaient bien en dessous de la cible minimale de 50 kg de nutriments à l’hectare. 

Les progrès réalisés

Compte tenu des données disponibles, peu de pays avaient déjà, et bien avant les engagements africains, des niveaux de consommation d’engrais supérieurs à 50 kg de nutriments à l’hectare. La progression du reste des pays est donnée par la figure 2 qui représente les consommations d’engrais de 50 pays africains n’ayant pas dépassé l’objectif d’Abuja, durant les périodes 2001-05 et 2010-14. Dans ce sous-ensemble, la consommation moyenne d’engrais à l’hectare n’a augmenté que de 3 kg entre ces deux périodes, passant de 9 à 12 kg. 

Sur cette figure, les pays se trouvant au-dessus de la diagonale en pointillés ont augmenté leur consommation d’engrais entre les deux périodes. On peut constater que la majorité des pays se trouve dans ce cas. Les quadrants (A, B, C et D) répartissent les pays selon leur performance par rapport à la moyenne des 50 pays dans chacune des deux périodes. Le quadrant A regroupe 11 pays dont la consommation d’engrais était supérieure à la moyenne dans la période 2001-05 (9 kg par hectare) et est restée supérieure à la moyenne dans la période 2010-14 (12 kg par hectare). Le quadrant B regroupe 35 pays dont la consommation est inférieure à la moyenne dans les deux périodes. Dans le quadrant C, on peut constater que trois pays avaient des performances supérieures à la moyenne dans la première période alors qu’ils se sont fait dépasser ou ont réalisé de moindres performances à l'issue de la période suivante. Le quadrant D fait ressortir qu’un pays qui avait une performance inférieure à la moyenne dans la première période, a pu réaliser suffisamment de progrès, rattrapant plusieurs pays et dépassant la moyenne dans la période suivante. 

Figure 2 : Répartition des pays africains selon leur consommation d’engrais en kg par hectare dans les périodes 2001-05 et 2010-14


Source : USDA, 2018

Le constat global est donc une tendance à une progression positive mais lente des pays africains vers l’objectif d’Abuja. Comprendre les facteurs qui déterminent ces progrès est essentiel pour dynamiser l’intensification et accélérer les gains de productivité. Les politiques d’intervention en faveur de l’augmentation des apports en engrais doivent se baser sur des études de diagnostic de la filière des engrais et d’analyse des déterminants de la faible adoption et/ou utilisation des engrais par les agriculteurs.

Déterminisme de la demande d’engrais et implications politiques

A des degrés variables, plusieurs facteurs expliquent les bas niveaux d’utilisation d’engrais en Afrique. Ces facteurs incluent des variables propres à la rentabilité, mais également aux conditions d’accès.

Une fois l’agriculteur convaincu de l’utilité (ou de l’importance) de l'utilisation des engrais, le facteur qui semble le plus critique est évidemment le prix d’acquisition. Il détermine les décisions d’adoption et d’utilisation. Arrivant au bout de la chaîne d’approvisionnement, le prix de l’engrais au producteur reflète les inefficiences dans les marchés qui constituent cette chaîne et les conditions d’acheminement (qualité des infrastructures de transport et de stockage entre autres). Les prix de l’engrais au producteur sont également le reflet de politiques visant l’amélioration de l’accessibilité de cet intrant. De même, le prix des produits joue un rôle inducteur car dans sa prise de décision, l’agriculteur tient compte des prix relatifs de ses produits par rapport à ceux de ses intrants et facteurs de production . 

Les prix des engrais dans le marché intérieur varient selon les prix sur le marché international, le contexte politique, la structure du marché et les coûts de transaction. De plus, certains auteurs insistent sur le rôle joué par les taux de change dans la détermination du prix intérieur, surtout dans un contexte où la plupart des pays sont importateurs (Olusegun, 2012). 

Ainsi, en vue de rendre les prix financièrement accessibles aux agriculteurs, plusieurs politiques ont mis en œuvre des programmes d’interventions (sous forme de subventions directes, prises en charge des coûts de distribution, etc.). Cependant, un diagnostic des structures des marchés d’engrais et de la chaîne d’approvisionnement permettra de mener des interventions ciblées sur les nœuds qui présentent des défaillances.

Figure 3 : Evolution des prix des engrais sur le marché international


Source : The World Bank Global Economic Monitor, 2018

Dans la conjoncture actuelle, le marché international semble plus favorable à une augmentation de l’utilisation des engrais. Comme le montre la figure 3, les prix des engrais sur le marché international semblent maintenir une tendance à la baisse depuis plus de cinq ans. Compte tenu des politiques en vigueur au sein des pays (telles que les politiques commerciales ou de prix), des différentes formes de chaînes d’approvisionnement et des coûts de transaction conséquents, cette baisse s’est plus ou moins ressentie à l’échelle nationale. Les cas de l’urée et du DAP (diammonium phosphate) étudiés ici pour quelques pays dont les données sont disponibles en sont une illustration. Les pays observés ont enregistré pendant les cinq dernières années une baisse des prix intérieurs de l’urée et du DAP, comme visualisé dans la Figure 4. Cette dernière permet également de constater que les prix intérieurs peuvent atteindre plus du double des prix observés sur le marché international. 

Figure 4 : Prix des engrais sur le marché international et dans des pays africains

Source : AfricaFertilizer.org ; World Bank Pink Sheet 

Par ailleurs, les programmes de subventions mis en place dans plusieurs pays du continent ont diversement réduit les prix des engrais par rapport à leurs niveaux non subventionnés. La Figure 5 montre une comparaison de prix mensuels subventionnés et non subventionnés des engrais pour quelques pays du continent. Le taux de subvention peut atteindre près de 80% du prix de l’urée, comme c’est le cas de la Zambie, ou près de 40% du prix du DAP tel qu’observé au Mali. Inversement, il peut être insignifiant dans d’autres pays. 

Figure 5 : Prix subventionnés et non subventionnés des engrais en 2017

Source : AfricaFertilizer.org

La décomposition des prix (non subventionnés) des engrais aux agriculteurs permet de se faire une idée des facteurs qui expliquent leur niveau. Dans presque tous les pays observés, les prix à l’importation (à l’arrivée de l’engrais à la frontière du pays importateur) de l’urée et du DAP expliquent en majeure partie le prix final (voir figures 6, 7, 8 et 9). Mais les coûts des transactions intérieures (au sein des pays) n’en demeurent pas moins importants. La réduction de ces derniers permettra une baisse significative des prix aux agriculteurs hors subventions et probablement d'alléger les dépenses de subvention. Dans des pays comme le Ghana, le Mali et le Sénégal, la compression des coûts des transactions intérieures devrait – potentiellement – permettre d’abaisser le prix de l’urée à un niveau inférieur ou avoisinant 300 dollars la tonne, soit une réduction allant jusqu’à la moitié des prix actuels. Pour le DAP, des prix inférieurs à 500 dollars la tonne peuvent être obtenus en compressant les coûts des transactions intérieurs au Kenya et en Tanzanie, où les prix pourraient baisser de 43% et 40% respectivement. 

Figures 6 et 7 : Décomposition du prix de l’urée non subventionné

 

Figures 8 et 9 : Décomposition du prix du DAP non subventionné

Source : Calculs des auteurs à partir des données de 
AfricaFertilizer.org, COMTRADE, The World Bank Pink Sheet

Des stratégies permettant de réduire le prix à l’importation doivent être également envisagées. Le développement de capacités régionales de production d’engrais à plus faibles niveaux de prix au sein du continent, la meilleure exploitation des capacités existantes, ainsi que la mise en place de conditions favorables à la concurrence dans le secteur des engrais (Hernandez et Torero, 2018) sont des mesures qui réduiront significativement le prix final de l’engrais. La part que représentent les frais de transport international doit être minimisée en investissant dans les infrastructures de transport routier, ferroviaire, en créant des lignes maritimes de transport et en favorisant le développement d’un marché concurrentiel dans ce domaine. Ainsi, la facilitation des échanges entre les pays africains et l’instauration d’un climat des affaires favorables à l’investissement dans les capacités locales de production d’engrais et de services de transport apparaissent comme des conditions nécessaires.

De même, au sein des pays, les efforts doivent se poursuivre pour améliorer la qualité des infrastructures de transport et de stockage. Les écarts de prix des engrais entre différentes villes d’un même pays rendent compte de l’existence et de la qualité variable des infrastructures et des surcoûts qui en résultent. Les figures 10 et 11 visualisent quelques écarts de prix entre villes par rapport à une ville de référence au sein du même pays. Par exemple, le prix de l’urée à Ziguinchor (Sénégal) avoisine 190% de son prix à Dakar.  Dans d’autres pays, les écarts observés de prix sont relativement moins importants. De même, A Ibanda en Ouganda le DAP est également environ 50% plus cher qu’à Kampala et des niveaux moins importants sont observés dans d’autres villes et pays. 

Figures 10 et 11 : Prix de l’urée et du DAP par villes relativement à une ville de référence

Source : calculs des auteurs à partir des données de AfricaFertilizer.org

Maîtriser les déterminants hors prix

Un prix abordable n’est toutefois pas une condition suffisante à l’usage d’engrais. L’environnement du producteur joue un rôle déterminant. En agriculture pluviale, les fluctuations spatio-temporelles de la pluviométrie peuvent considérablement influencer le recours aux engrais (Naseem & Kelly, 1999), étant donné que les apports en eau sont déterminants dans la réaction des plantes aux engrais. L’irrigation aide à atténuer cette dépendance au climat en permettant des apports plus réguliers. Des techniques plus avancées permettent d’associer la fertilisation à l’irrigation (fertigation). 

Par ailleurs, l’évolution technologique du système de production influence les décisions d’adoption et d’utilisation d’engrais. Le recours à la mécanisation, à l’irrigation, ou encore à l’usage de produits phytosanitaires est normalement associé à une utilisation plus rationnelle des engrais. Toute politique n’a de chance de succès que si elle inclut l’intervention ciblée sur les engrais dans un ensemble d’interventions visant l’adoption de paquets technologiques adaptés et des services connexes adéquats.

Du fait que le capital humain soit également essentiel pour faciliter l’adoption et améliorer l’utilisation des engrais, renforcer les mécanismes de conseil agricole est inévitable. Les TICs offrent aujourd’hui d’énormes possibilités pour développer des systèmes de conseil agricole efficaces et à moindres coûts. Au-delà de la vulgarisation des techniques et des résultats de la recherche, des marchés concurrentiels de services de crédits, d’assurance, d’information sur les marchés des produits et des intrants, entre autres services connexes, doivent émerger rapidement. Les politiques agricoles gagneraient à cibler ces sous-secteurs et accompagner le secteur privé dans la mise en œuvre de cet écosystème. 

Pour conclure, la consommation d’engrais en Afrique reste faible et ne permet pas d’atteindre la productivité souhaitée. Cette faible consommation s’explique entre autres par des marges de commercialisation souvent trop élevées, dues à d’importantes distorsions de marché, des défaillances des infrastructures et la faible exploitation du potentiel de production et d’échange d’engrais qui réside au sein du continent. Toute politique d’amélioration de la productivité agricole ou de sécurité alimentaire doit s’inscrire dans un ensemble cohérent de politiques macroéconomiques, monétaires, commerciales et d’investissement dans les services et les infrastructures publics nationaux et transnationaux.