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Al Baghdadi éliminé : Lecture politique dans une opération militaire

Abdelhak Bassou | Posted : November 01, 2019

 

Dans la nuit du samedi 26, Donald Trump, comme à son habitude, lance un tweet quelque peu énigmatique :  ‘’Quelque chose d’énorme vient de se passer’’. Le porte-parole de la Maison Blanche renforce la devinette, en déclarant que le président ‘’fera, le dimanche 27 octobre à 9h, une annonce très importante’’, sans donner d’indices. Le suspens ne dura cependant que quelques minutes. Bien avant le rendez-vous fixé par Washington, des médias et des journalistes avancent l’éventuelle élimination du leader de Daech.

Le 27 octobre, le président Trump annonçait, depuis la Maison Blanche, la mort du prétendu calife Abou Bakr Al Baghdadi. Contrairement à son habitude, le président américain avait pris deux précautions avant de faire cette annonce. Il a attendu l’authentification par analyse ADN de l’identité du cadavre et avait donné au commando ayant exécuté l’opération, le temps de retourner à leur base de départ.

Après Ben Laden, en 2011, Al Baghdadi, un autre émir du terrorisme, vient d’être éliminé par les mêmes commandos américains ; la force Delta. Cela n’est pas le seul point commun entre l’élimination des deux hommes. Ils partagent au moins le fait de l’immersion de leurs cadavres dans les eaux des océans.

Comme pour Ben Laden, la mort d’Al Baghdadi laisse l’opinion publique internationale avec des questions qui ne peuvent trouver de réponses immédiates. Ces questions regardent le timing de l’opération ? l’impact de la disparition du leader sur l’organisation ? le futur du terrorisme international après l’élimination du ‘’calife de Daech’’ ? et aussi l’impact de l’opération sur la politique intérieure américaine ?

Avant de passer à une lecture dans l’événement pour tenter des hypothèses de réponses à ces questions, il s’impose un exposé des faits relatant les détails jusqu’à présent connus de l’opération ‘’Kayla Mueller’’, nom que les services américains ont donné au raid.

  1. L’Opération Kayla Mueller[1].
  • La force Delta comme Toujours.

Ce sont les commandos de la force Delta qui ont mené le raid contre Abou Bakr Al Baghdadi. Les mêmes que ceux qui ont neutralisé Ben Laden en 2011, à Abbottābād au Pakistan. Une force créée en 1977 et basée à Bragg en Caroline du Nord. Depuis sa création, cette force compte un seul échec, celui de la libération des otages américains de Téhéran en 1979, du temps du président carter. La force Delta relève de la Join Special operations command (JSOC) dont le commandant-adjoint, John W. Brennan Jr, avait supervisé l’opération contre le chef de Daech.

Dans la nuit du 26 au 27 octobre, une soixantaine d’hommes de la force sont héliportés (huit hélicoptères) et prennent pied à terre à Bricha où l’accrochage avec la garde rapprochée d’Al Baghdadi n’a pas tardé à se déclencher. La puissance du feu des hélicoptères américains neutralise la résistance des accompagnateurs du chef terroriste qui ne tarda pas à se trouver seul traqué par les chiens du ‘’Kay Nine’’ K-9 ; une unité canine qui assiste les commandos américains. Ils le poussent dans un tunnel où bloqué, il fit exploser sa ceinture d’explosifs, tuant dans son suicide, les trois enfants qui l’accompagnaient.

  • Le renseignement humain avant et après tout…

Comme dans toutes les opérations des forces spéciales, plusieurs détails sont classifiés. Le public ne dispose, en fait, que des informations officielles et des quelques indiscrétions recueillies par les médias d’investigation. Aussi, les flous qui peuvent joncher les récits représentent, au fait, des moments que les ciseaux du secret prennent soin de couper avant de les livrer au grand public. Parmi ces points d’ambiguïté, le processus de renseignement ayant guidé les services américains à la localisation de la planque d’Al Baghdadi ? Qui a rendu possible cette localisation ? D’autant plus qu’aujourd’hui plusieurs acteurs se disputent ce privilège. Les Irakiens, les Turcs et les Kurdes s’y mettent chacun de son côté pour convaincre qui veut les entendre qu’ils sont les maîtres d’œuvre dans le processus de renseignement ayant conduit à l’élimination d’Al Baghdadi. Cette question de la source de l’information ou du type de renseignement pose et, peut-être, répond à la problématique de préférence posée aujourd’hui entre le renseignement humain et celui technologique. De toutes les versions dont nous disposons, à ce jour, le processus ayant conduit à la localisation et, puis, à l’élimination d’Al Baghdadi est un processus humain. Satellites et autres gadgets ne sont pas cités lorsque la démarche de localisation du chef de Daech est évoquée.

Deux versions qui se complètent, dans un certain sens, sont rapportées concernant les renseignements ayant aidé à mener l’opération contre le calife de Daech. La première rapporte que la localisation a été rendue possible grâce à l’analyse par la Central Intelligence Agency (CIA) des informations fournies par l’une des épouses d’Al Baghdadi arrêtée par les Services irakiens. Une fois la résidence localisée, des agents du renseignement des Kurdes de la FDS avaient monté une surveillance et des opérations qui avaient permis même de se procurer des sous-vêtements du chef de Daech, ce qui a permis de disposer de son ADN et facilité son identification après sa mort. La deuxième version fait état, d’après le Washington post, de l’existence d’un indicateur haut placé dans les rangs de l’organisation terroriste, chargé notamment d’organiser les déplacements d’Al Baghdadi. L’indicateur qui se trouvait à Baricha (lieu du Raid) aurait été exfiltré avec sa famille deux jours après l’opération. Ces deux informations constituent l’essentiel de l’information rapportée autour des données sur l’opération relatives au renseignement. Elles confirment l’aspect crucial du renseignement humain dans la lutte contre le terrorisme et désignent les Irakiens et les Kurdes comme seules parties ayant participé par le renseignement à la neutralisation du leader terroriste.

Graphique relatant le récit de la mort d'Abou Bakr al-Baghdadi avec une carte montrant le lieu du raid américain, accompagnés d'une biographie du chef de Daech.

  • L’élimination d’un terroriste peut en cacher une autre

La deuxième zone d’ombre nous vient de la mort du numéro deux dans l’organisation, Abou Hassan Al-Mouhajir. Le lieutenant d’Al Baghdadi et porte-parole de Daech avait été, selon le commandant Mazloum Abdi des Forces démocratiques syriennes FDS « pris pour cible » et tué, le dimanche 27 octobre dans le village d'Aïn al-Bayda au nord de la province d'Alep, près de la ville de Jarablos à la frontière avec la Turquie ; par les renseignements des FDS et l'armée américaine ». Mais Trump n’a annoncé sa mort que le 29.  N’était-il pas au courant d’une opération menée en collaboration avec les forces américaines. Le président américain avait-il été tellement occupé par la mort du terroriste le plus recherché du monde au point de considérer celle du second comme insignifiante ; ou voulait-il maintenir le sujet toujours dans l’actualité en retardant de quelques heures, voire de quelques jours, l’annonce de la neutralisation d’un personnage terroriste aussi important qu’Abou Al Hassan Al Mouhajir. Le président Trump semble avoir été pris de court par la précipitation des Forces démocratiques syriennes qui avaient dès dimanche annoncé la mort du second d’Al Baghdadi. Dans tous les cas, le président Trump fait bon usage de cette annonce du fait qu’il l’utilise pour expliquer les difficultés que poserait la succession au sein de Daech.

  1. Lecture politique de l’événement

L’évènement ne peut s’inscrire que dans un cadre sécuritaire, relevant du domaine militaire. Il ne peut, par contre, pas se départir de son aspect politique, du fait que se sont, en fin de compte, des autorités politiques qui l’ont décidé et qui ne l’ont fait que parce qu’il représente des dividendes pour leurs diplomaties, leurs partis politiques ou les idéaux qu’ils défendent. La mission du militaire s’arrête dans le succès de l’opération, son marketing à l’interne et à l’externe relève du politique.

  • Comme pour Ben Laden, un souci électoral

Quelle importance avait Al Baghdadi au moment où le président américain ordonne l’opération Kayla Mueller ? L’homme fuyait de demeure en demeure, n’ayant plus autour de lui que quelques combattants et avait perdu, non seulement le territoire qu’il contrôlait, mais une grande partie de ses troupes. Al Baghdadi avait-il une importance méritant de mobiliser tant de moyens ?

L’importance de l’opération peut cependant se comprendre, si l’on examine la position politique du président américain :

  • Il fait l’objet d’une procédure d’impeachment qui prend de plus en plus d’ampleur et où plusieurs personnes proches du dossier de l’Ukraine-gate et du président ont accepté de témoigner ;
  • Le président américain a fait l’objet d’une salve de critiques pour son retrait du nord-est syrien. Même dans son clan républicain, les plus proches de Donald Trump critiquent violemment une mesure qui a consacré la suprématie russe dans la région. En se retirant de la région, Donald Trump signifiait, en effet, la défaite de sa politique en Syrie devant le régime, la Russie et l’Iran ;
  • Le président américain est en pleine période de pré-campagne électorale et se doit d’attirer vers lui une opinion publique qui commence à déserter son clan.

L’histoire récente montre que ce genre d’opérations bénéficient à l’image du président dans l’opinion américaine. Dans le cas de Barak Obama, qui avait également ordonné le raid contre Ben Laden, dans un timing similaire, l’impact était fort et positif (50% d’opinion favorable) mais s’est vite dissout. Le président Trump aurait peut-être agi de manière précoce ; l’effet politique de l’opération sur son image se dissoudra avant la vraie campagne.

Mais, l’effet recherché par le président américain n’est pas seulement l’image électorale. Il donnait l’impression d’avoir cédé à la Turquie, en lâchant ses alliés des forces démocratiques syriennes, et ouvert la voie à une reconquête du territoire nord-est par l’armée de Bachar. Devant les Républicains eux-mêmes et devant les militaires, surtout, il avait besoin d’une victoire militaire.

  • Deal avec les Turcs et coup porté aux Russes
  • Un renseignement américain plus fort que le russe.

La région où la force Delta a opéré pour neutraliser Abou Bakr Al Baghdadi, se trouve sous contrôle russo-irano-syrien, d’une part, turc avec l’Armée syrienne libre, d’autre part, et elle est également truffée de compagnies de Hayat Tahrir Assham.   

Le président américain avait, dans son intervention en conférence de presse, remercié les Turcs, les Russes et les Kurdes. La suite des événements et des déclarations a bien montré que les Russes ont été remerciés pour avoir ouvert leur espace aérien en Syrie ; aux hélicoptères américains qui se dirigeaient à Bricha. Les propos des responsables américains tiennent à limiter le rôle russe à cette ouverture d’espace. C’est, en effet, un coup porté à l’autorité russe en termes de renseignements. Ce sont eux qui contrôlent la zone et qui y disposent du maximum d’opportunités de renseignement ; mais c’est pourtant les Américains qui, après avoir réussi l’opération Ben Laden en 2011, viennent neutraliser Al Baghdadi dans un fief contrôlé par les Russes, ou censé comme tel.

Russes et Américains se disputent depuis 2015 dans la région, un leadership de la lutte contre le terrorisme que les derniers remportent symboliquement, en tuant le chef de Daech.

  • Un deal aurait été passé avec les Turcs.

Les Turcs avaient été remerciés dans un autre registre. Ils contrôlent une partie de la province d’Idlib à travers leurs alliés de l’armée syrienne libre, mais aussi à travers plusieurs entrées de leurs services spéciaux dans les rangs de Hayat Tahrir Assham. Ils ont, donc, non seulement fourni du renseignement, mais dissuadé les différentes factions armées de perturber l’action américaine. Les Turcs renvoyaient l’ascenseur aux Américains qui leur ont lâché du lest autour des zones frontières en abandonnant les forces démocratiques de Syrie. Et même mieux, Donald Trump avait, le 23 octobre, soit trois jours avant l’intervention, levé les sanctions imposées à la Turquie, quelques jours auparavant.

  • Un nouveau calife pour Daech

Dans un message audio, diffusé le 31 octobre, Daech met elle-même fin aux doutes qui entouraient la mort de son leader. Le message lu par le nouveau porte-parole, Abou Hamza Al Koraichi, annonce l’allégeance faite au nouveau Calife, Abou Ibrahim Al Hachemi Al Koraichi, par le conseil de consultation (Majliss Achchoura), qui est lui-même à la base de la désignation du nouveau calife. Le message appelle les fidèles à travers le monde à venger la mort du calife Al Baghdadi.

Les flashs sur cette nouvelle désignation du nouveau calife prennent aussitôt le pas sur la performance de la force Delta :

  • Contrairement aux prévisions du président américain, qui croyait mettre en difficulté l’opération de succession, en tuant le successeur pressenti, Abou Al Hassan al Mouhajer, Daech ne semble pas avoir peiné pour trouver le remplaçant. En témoigne, la célérité avec laquelle le nouvel Emir a été désigné. Les médias se sont tournés vers l’avenir de Daech sous son nouveau commandement ;
  • Par ailleurs, Daech entretient le suspense en annonçant un nom dont plusieurs spécialistes et experts en la matière n’arrivent pas à mettre sur un visage. Les projecteurs des médias sont aussitôt braqués sur une seule question : Qui est le nouveau leader de Daech ? On oublie la mort d’Al Baghdadi et avec elle l’exploit que le président Trump voudrait exploiter pour redorer son blason.

Jusqu’à présent, aucune information ou peu d’informations circulent sur la véritable identité d’Abou Ibrahim. La seule piste solvable reste une déclaration de Hassan Abou Hanieh, un spécialiste proche des milieux syriens des groupes armés, qui soutient qu’il s’agit d’un Turkmène appelé Abdallah Qardach et dont le nom de guerre était Abou Omar Atturkmani. L’expert s’appuie sur les déclarations d’Ismaïl El Ithaoui, un terroriste arrêté en février 2019 par les forces irakiennes. El Ithaoui aurait déclaré aux renseignements irakiens qu’Al Baghdadi avait, de son vivant, désigné Abdallah Qardach comme successeur.

S’il s’agit effectivement de Qardach, l’on doit s’attendre à plus de cruauté et de violence dans les actions de Daech. L’intéressé, désigné au sein de l’organisation comme ‘’ le destructeur’’ مدمر occupait le poste de chef de la police et de chargé des opérations kamikazes.

Une affaire à suivre. Les jours qui viennent renseigneront sur les effets de l’élimination d’Al- Baghdadi.  Mais, d’ores et déjà, il semble difficile d’annoncer que le feuilleton de l’organisation « Etat islamique » soit terminé.

 

[1] Kayla Mueller est une humanitaire de l’association ‘’Danish Refugee Council and Support to Life’’ ; elle avait été capturée par les terroristes en 2013 et est morte en détention chez Daech en 2015. Donner son nom à l’opération contre le leader de Daech peut être lu comme une tentative de colorer l’opération d’une teinte humanitaire, d’une part, et symboliser la ‘’justice rendue’’ aux victimes du terrorisme, d’autre part.

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