Covid-19 : l’avènement d’un monde désolidarisé
L’épreuve du Covid-19 bouleverse par son ampleur, alarme par ses répercussions et ses effets de ricochets, dont les contours dévastateurs commencent à se dessiner mais restent encore considérablement incertains. Favorisée par la mondialisation des transports et l’intégration croissante des économies, la propagation fulgurante du virus à plus de 200 pays et territoires à travers le monde dévoile notre vulnérabilité collective et constitue un test sans égal de la résilience des systèmes politico-économiques en place. Plus largement, les crises sont souvent révélatrices de profondes ruptures de l’ordre établi. Si certains « glissements stratégiques » étaient latents et ne font que s’accélérer en ces temps tumultueux (ex : repli américain), d’autres développements annoncent l’exploitation de cette crise sanitaire à des fins géopolitiques. Bien que le Coronavirus ne soit qu’à ses débuts, et qu’il semble prématuré d’avancer des pronostics stratégiques au regard de volatilité de la situation, il est important d’analyser les conséquences immédiates du Covid-19 pour les acteurs majeurs des relations internationales et le rééquilibrage des rapports de force susceptible d’en découler.
Affaiblissement de la pax Americana
Cette crise consacre le repli et le renoncement des Etats-Unis au rôle de « leader » global, résultat de l’unilatéralisme prôné par l’administration Trump depuis 2016 et son désengagement progressif de la scène internationale en écho à l’injonction retentissante « America First » (ex : retrait des accords sur le nucléaire iranien et sur le climat, de l’UNESCO et du Conseil des Droits de l’Homme). La gestion de la crise sanitaire aux Etats-Unis, devenus premier épicentre mondial de la pandémie, frappe par son manque de préparation flagrant (ex : réduction du budget du Centre pour le Contrôle et la Prévention des Maladies (CDC), discours initiaux minimisant la gravité de la situation) et par des pratiques condamnées à l’étranger (ex : tentatives de bloquer les exportations de masques produits par des entreprises américaines à l’étranger et de s'approprier un projet de vaccin élaboré par une entreprise allemande, détournement des équipements médicaux destinés à d’autres pays). Ces revers mettent à nu les carences du système de santé américain et l’indigence de la couverture médicale, enjeu électoral majeur de la campagne électorale de 2015 et qui risque de le devenir davantage lors des prochaines primaires. Les Etats-Unis apparaissent aujourd’hui affaiblis par leurs tourments internes, indisposés ou incapables de remplir le rôle traditionnel sur le plan international de “nation indispensable” ou “d’Hyperpuissance”. Alors que les usines chinoises apparaissent déjà irremplaçables, la Chine exerce une influence croissante – y compris au sein du système onusien – et s’empresse de venir en aide à plusieurs pays dans le besoin. Pour éviter une redistribution des cartes qui leur serait défavorable, les Etats-Unis seront amenés à déployer des efforts importants pour rétablir leur image de puissance.
Fractures multiples et recul du multilatéralisme
En l’absence de leadership américain, les réponses multilatérales au Covid-19 ont jusqu’à présent été inadéquates et insuffisantes. Les Organisations internationales n’ont pour l’instant pas su mobiliser l’élan de solidarité pour une gestion concertée et coordonnée de la riposte contre le Covid-19
A l’appel de la France, les dirigeants du G7 se sont entretenus par visioconférence pour tenter de coordonner leur action. Mais si la déclaration conjointe a quelque peu permis de rassurer les marchés financiers, elle a également révélé les fractures au sein du groupe, laissant place à une guerre de l’information et à un échange d’accusations sur l’origine du virus. A son tour, le communiqué du G20 a largement déçu par l’absence d’engagements concrets et chiffrables en faveur des pays vulnérables du Sud. Cette désolidarisation se mesure avant tout au refus des dirigeants du G20 de permettre aux pays pauvres frappés par la pandémie de suspendre le remboursement de leurs dettes. Ces divisions se traduisent également par « une guerre sémantique » qui entrave l’adoption de déclaration ou de résolution commune au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU (voir Policy Paper de Mohammed Loulichki). L’approche étriquée des Organisations internationales face à cette pandémie consacre « l’effacement » du multilatéralisme, qui continue de subir des coups de boutoir, au moment où l'humanité en a le plus besoin.
Il y a néanmoins une prise de conscience que la coopération et la solidarité internationales dans la lutte contre la pandémie de Covid-19 sont dans l’intérêt de tous. La communauté internationale s’est ainsi mobilisée via le Groupe de la Banque mondiale (BM) pour venir en aide aux pays en développement en promettant $160 milliards sur les 15 prochains mois. L’Union européenne (UE) a quant à elle promis 15 milliards d'euros pour aider les pays vulnérables à lutter contre la pandémie. Mais si ces annonces sont louables, elles sont loin de constituer une réponse globale à la mesure du défi auquel les pays les plus pauvres et les plus vulnérables sont désormais confrontés : faire face au défi sanitaire de la pandémie, ses conséquences économiques, tout en maintenant le contrat social qui les lie à leurs populations.
Les insuffisances européennes
L’Union européenne a, dans un premier temps, également échoué à s’affirmer comme une puissance exemplaire en raison de sa marge de manœuvre réduite dans le domaine des politiques de santé et des difficultés à coordonner l’action des 27 pays membres, qui restent en première ligne face à l’épidémie. La Commission européenne, qui avait pourtant promis de faire entrer l’Europe dans l’ère de la géopolitique, a brillé par son silence alors que les États membres ont préféré répondre par des mesures individuelles et unilatérales, en fermant leurs frontières et en interdisant l’exportation de matériels de protection pour éviter l’épuisement de leurs stocks respectifs. Cet émiettement de la solidarité européenne était visible au grand jour lors des appels à l’aide lancés par les deux pays les plus durement touchés (Italie, Espagne), qui ont dû accepter l’appui inattendu provenant de pays comme la Russie et la Chine. Si l’Union européenne est accusée d’avoir réagi « trop tard et trop mollement », elle a finalement adopté des mesures destinées à apporter un soutien financier et de transiger avec l’orthodoxie budgétaire qui l’a si longtemps caractérisée, en autorisant des déficits publics supérieurs à 3%. Après une première réunion infructueuse, les ministres européens des Finances sont finalement parvenus à un accord sur une réponse économique commune face au Coronavirus incluant 500 milliards d’euros. Cependant, pour l’heure, les pays du Nord de l’Europe continuent de rejeter l’idée de mutualiser leurs dettes en créant un fonds de relance financé par la dette commune de l’ensemble des Etats membres (coronabonds). Ces divergences, qui ressurgissent au lendemain du Brexit, jettent également de l’ombre sur les ambitions d’autonomie stratégique de l’UE. La crise sanitaire a ainsi révélé les insuffisances du projet européen en tant qu’entité politique, en dévoilant de nouvelles fractures au sein de la zone euro et en créant un malaise qui risque d’alimenter les courants eurosceptiques. Par ailleurs, les sommes d’argent promises restent « abstraites » aux yeux de l’opinion publique européenne et contrastant fortement avec la « matérialité » de l’aide chinoise et russe, sur lesquelles les deux pays ne cessent de communiquer à profusion.
Un temps propice pour l’opportunisme stratégique ?
Cherchant à combler le vide laissé par les États-Unis, la Chine tente de s’approprier et de réécrire le « global narrative » sur l’origine du virus et de légitimer ses meilleures mesures de réponse à la crise à l’aide d’une campagne de communication sans précédent, en vue d’élargir sa sphère d’influence, d’affaiblir davantage l’alliance transatlantique, et de consolider la pertinence de son modèle de gouvernance. La Chine « profite » ainsi de cette crise pour conforter sa position en tant que premier acteur de l’assistance internationale en faveur des pays du Sud, notamment africains. La Russie semble également prête à se saisir de l’opportunité stratégique offerte par cette pandémie pour déployer ses outils d’influence et réaffirmer sa place en tant que grande puissance. Il faut néanmoins garder à l’esprit que ces opérations de communication sont également destinées à des audiences nationales dont la confiance envers les pouvoirs publics a été érodée. En effet, les économies des deux pays sont loin d’être épargnées par les répercussions du Covid-19 et leurs deux dirigeants – garants de stabilité intérieure et de croissance économique – craignent de ne plus être en mesure de tenir leurs promesses.
En Russie, cette épreuve supplémentaire intervient alors que le budget du pays sera amené à souffrir de la chute historique du prix du baril de pétrole et que des réformes constitutionnelles ont été annoncées pour éventuellement maintenir Vladimir Putin au pouvoir après 2024.
Au vu de la complexité inédite des déterminants et les incertitudes liées à un scénario de sortie de crise, il est certainement trop tôt pour désigner des « vainqueurs ». En revanche, cette pandémie aura indubitablement dévoilé un monde désuni sous le prisme de multipolarités exacerbées. Pour répondre aux attentes de leurs citoyens respectifs, il est tout à fait compréhensible que les pays tentent instinctivement d’apporter des solutions nationales. Mais face à un défi qui ne connait pas de frontières, une réponse globale et solidaire demeure dans l’intérêt de tous pour faire face aux enjeux sanitaires, économiques et sociétaux d’aujourd’hui, mais aussi ceux de demain.