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Éthiopie : l’inquiétant impact économique et social du conflit au Tigré

Sara Hasnaa Mokaddem | Posted : October 05, 2021

Seconde nation la plus peuplée d’Afrique après le Nigeria, l’Éthiopie se distingue par un essor économique continu depuis trente ans. Des progrès notables sévèrement remis en question par le conflit avec la province du Tigré, qui dure depuis près d’un an.

Pays phare de la Corne de l’Afrique, l’Éthiopie s’est distinguée par une croissance moyenne à deux chiffres (10 %) sur la période 2010-2019. Tombée à 6 % en 2020, celle-ci ne devrait pas dépasser 2 % en 2021 selon la Banque mondiale, avant un rebond prévu à 8 % en 2022.

La pandémie de Covid-19 a certes entravé l’activité en 2020, mais les tensions internes freinent aussi la reprise de la croissance économique du pays. Depuis novembre dernier, le nord de l’Éthiopie – principalement – est en effet en proie à la violence. L’État régional du Tigré, l’un des dix de la fédération éthiopienne, qui compte 7 des 112 millions d’habitants du pays (6 % de la population), est le théâtre d’une opération « d’application de la loi » survenue après plus de deux ans de querelles entre le gouvernement du Premier ministre Abiy Ahmed et le Front populaire de libération du Tigré (TPLF).

En dehors de l’eau du Nil, pomme de discorde avec l’Égypte, l’Éthiopie, dont le revenu moyen par tête s’élève à 850 dollars annuels, ne dispose pour toute ressource que de quelques mines d’or (21 % des exportations) et de vastes terres arables, sans oublier son bétail, second cheptel d’Afrique. Grande exportatrice de café, de cuir et de fleurs coupées, risque-t-elle de voir anéantir ses acquis si le conflit s’éternise ?

 

Genèse du conflit au Tigré

La réponse se trouve en partie dans la genèse d’une crise devenue inextricable. Les combats ont commencé le 4 novembre 2020, suite à deux années de querelles et une attaque des forces loyales au TPLF, au pouvoir au Tigré, contre un quartier général militaire à Mékélé, le chef-lieu de la région, suscitant une opération de maintien de l’ordre de l’armée fédérale.

L’animosité qui nourrit ce conflit, dont les racines historiques sont profondes, touche à des questions fondamentales sur la nature du fédéralisme ethnique, mais aussi à la répartition du pouvoir et des richesses. Pendant près de trois décennies, le TPLF a été la force dominante au sein de la coalition au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), qui a dirigé l’Éthiopie de la chute du régime du Derg en 1991 jusqu’à 2019.

En avril 2018, après des mois de manifestations antigouvernementales portées, entre autres, par le sentiment de marginalisation des Oromo, l’ethnie majoritaire, Abiy Ahmed, ancien lieutenant-colonel dans l’armée, ex-directeur de l’Agence nationale de sécurité des réseaux (INSA, cybersécurité) et ministre des Sciences et des Technologies (2015-2016), devient Premier ministre à 41 ans. Le fait qu’il soit jeune et oromo suscite alors l’espoir. 

Il lance de vastes réformes politiques et économiques, bien accueillies par la communauté internationale. Mais le jeune lauréat du prix Nobel de la paix (2019) ne s’arrête pas là. En décembre 2019, il remanie l’exécutif et fusionne la coalition au pouvoir en une seule formation « panéthiopienne », le Parti de la prospérité (EPP). Ce qui conduit à la mise à l’écart du TPLF, dont les élites sont accusées de s’être approprié les richesses pendant 30 ans.

Les relations s’enveniment avec le refus du TPLF d’accepter l’autorité du nouveau parti au pouvoir, et la décision du gouvernement de reporter les élections législatives de septembre 2020 en raison des restrictions liées au Covid-19. Malgré de multiples avertissements de la Commission électorale nationale sur l’illégalité d’une démarche unilatérale de la part du TPLF, les élections sont maintenues au Tigré le 8 septembre.

Le TPLF arrive en tête et entre dans une série d’échanges agressifs avec le gouvernement fédéral, jusqu’à l’éclatement des tensions le 4 novembre 2020. La communauté internationale, elle, s’alarme d’un conflit qui pourrait affecter une région déjà très instable.  

 

Une situation humanitaire « infernale »

En moins d’un an, le conflit au Tigré a causé la mort d’environ 50 000 civils et déplacé environ 2 millions de personnes, tandis qu’au moins 350 000 personnes sont confrontées à la famine, dont 33 000 enfants qui souffrent d’une sévère malnutrition selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF). Durant un point de presse le 19 août 2021, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a déclaré que les conditions humanitaires en Éthiopie étaient « infernales ».

Depuis 1991, ce pays multiethnique a enregistré de forts taux de croissance et a pu, malgré un environnement volatil et instable, assurer des progrès sur les indicateurs de développement humain. Bien que le pays figure régulièrement au 173e rang sur 189 dans l’indice de développement humain (IDH), son score a presque doublé depuis 2000. La pauvreté est passée de 38 % à 24 % entre 2008 et 2019.

Malheureusement, les tensions internes, le contexte régional instable mais aussi les répercussions du changement climatique sur la région menacent d’anéantir ces gains.

Les réfugiés ont afflué vers le Soudan voisin, au moins 50 000 personnes au seul mois de décembre 2020, alors que les combats se sont étendus aux régions Afar à l’est et Amhara à l’ouest. Dans ces zones, les forces pro-TPLF continuent d’avancer pour bloquer le corridor entre la capitale et Djibouti, après avoir rejeté une offre de cessez-le-feu. Autorités et rebelles se renvoient la balle, s’accusant d’entraver les convois d’aide et de plonger une population désespérée dans la famine, alors que le pays est le second producteur africain de maïs.

Tirée par l’augmentation des prix des produits de base, l’inflation est passée de 15,8 % en 2019 à 20,6 % en 2020 (contre un objectif de 8 %). Selon les projections, elle pourrait atteindre 13,3 % en 2021 et 8 % en 2022. La spirale a été aggravée par la baisse du taux de change (45 birrs pour 1 dollar en 2021, contre 35 en 2020), alors que le pays importe quatre fois plus qu’il n’exporte.

 

Baisse des investissements étrangers et des transferts de migrants

Dopées par la faiblesse de la monnaie, les exportations affichent un rebond au premier trimestre 2021, mais les investissements directs étrangers (IDE) auraient baissé de 20 % en 2020, pour représenter 2,2 % du PIB selon le rapport 2021 de la Banque africaine de développement (BAD) sur les « Perspectives économiques en Afrique ».

Tout n’est pas perdu pour autant, affirment les autorités, avec des IDE de 3,9 milliards de dollars sur l’année fiscale 2020-2021, soit 4 % du PIB et 1 milliard de plus qu’en 2019-2020. Le tout, grâce à une seule opération : la cession d’une licence télécoms au kényan Safaricom pour 850 millions de dollars.

De leur côté, les transferts des migrants, en fort déclin depuis 2014, ont encore chuté, passant de 3,2 % du PIB en 2014 à moins de 0,5 % en 2020. Les pertes d’emplois dues à la pandémie s’élèvent à 2,5 millions de postes, faisant passer le chômage officiel de 19,1 % en 2018 à 21,6 % attendus en 2021, selon Trading Economics.

La clé du succès éthiopien a tenu jusqu’à présent à l’industrialisation rapide d’un marché largement agricole : celui-ci représente 40 % du PNB, 80 % de l’emploi et 80 % des recettes à l’exportation. Des industries de la chaussure comme le chinois Huajian ont délocalisé leurs usines en Éthiopie, où la main-d’œuvre est bon marché, de même que les intrants. 

Aujourd’hui, les industries du cuir et du textile se posent des questions sur le « risque pays » : le conflit s’est étendu à plusieurs régions, faisant rage à 400 kilomètres de la capitale, tandis que la dette publique est passée de 35 % à 60 % du PIB entre 2017 et 2018 – avant les crises actuelles, donc. Un niveau projeté à 62 % fin 2021, qui place le pays en mauvaise posture, sans que cette dette ne soit encore insoutenable.

 

La solution n’est pas dans les sanctions

Les États-Unis de Joe Biden ont préféré adopter une démarche axée sur des sanctions, bien que cette dernière soit généralement peu productive. Décrété en juin 2021, le refus de visas pour les États-Unis s’applique à tous les protagonistes du conflit : officiels éthiopiens et érythréens, milices ethniques amhara et rebelles tigréens.

Ces sanctions ont été renforcées le 17 septembre, sans modalité précise, mais accentuant la pression : c’est le prélude au possible retrait de l’Éthiopie de l’accord commercial entre l’Afrique et les États-Unis (Agoa), qui exempte de taxes à l’entrée sur le marché américain. Un coup dur, puisque 40 % des exportations éthiopiennes sont favorisées par l’Agoa selon le Financial Times.  

Les pressions américaines, qui exigent un vrai processus de paix dans « les semaines et non les mois » à venir, selon Washington, auront-elles un quelconque effet ? L’escalade des tensions au Tigré, pourtant prévisible, n’a pu être prévenue par l’Union africaine (UA), dont le siège se trouve pourtant à Addis-Abeba, ni par les puissances internationales. Aujourd’hui, les deux parties ont même du mal à s’accorder sur les médiateurs proposés.

L’issue réside-t-elle plutôt dans des mécanismes internes tels que la Commission de réconciliation nationale, adoptée par le Parlement en 2019 ? Celle-ci pourrait mettre à plat les griefs non résolus entre les groupes ethniques qui continuent de déstabiliser le pays et de mettre en péril l’économie. L’issue de cette crise passe avant tout par un mécanisme interne, la culture politique éthiopienne rejetant toute forme d’ingérence extérieure.

 

Cette Tribune a été publiée dans le site ideas4development.org le 4 Octobre 2021

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