La transition énergétique à l’épreuve de la Covid-19
Profondément préoccupée par les niveaux alarmants de propagation et de sévérité du Coronavirus, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) annonce, le 11 mars 2020, que la Covid-19 a atteint le niveau de pandémie. Pour contenir la propagation du virus, la vie sociale et économique est pratiquement paralysée : Selon l’Agence internationale de l’Energie (AIE), environ un tiers de la population mondiale a fait l'objet de confinement complet ou partiel entre février et la mi-mai, et quasiment toute la main-d’œuvre mondiale a été touchée d’une manière ou d’une autre par les mesures de confinement.
Afin d’absorber le choc économique et garantir une reprise économique rapide, les gouvernements ont mis en place, en premier lieu, des mesures de protection sociale, dont les plus courantes étaient les subventions salariales et le soutien aux Petites et Moyennes Entreprises (PME). Aujourd’hui, six mois après, plusieurs pays commencent à réfléchir à la prochaine phase du redressement. Des moyens importants vont être mobilisés en vue d’une relance économique, et certains craignent de plus en plus que, dans la précipitation pour se remettre du ralentissement économique, les gouvernements ne soient disposés à réduire les mesures et politiques écologiques. La question se pose de savoir si la crise économique justifie une réduction des mesures écologiques ? Ou, au contraire, s'agit-il d’une opportunité d’appuyer et de renforcer les mesures écologiques, en contrepartie des aides publiques de relance d’activité, afin de favoriser un modèle de développement économique durable et résilient ?
L’impératif d’une relance économique verte
Dans les débats en cours, on peut distinguer en particulier deux grandes visions pour sortir de la crise : celle postulant la priorité de l’économie, quitte à différer les engagements en matière de transition écologique et énergétique, et celle qui vise une relance économique cohérente avec une vision post-pandémie d'une société plus durable, à l’instar du « Green New Deal ». Le premier courant prône l’intérêt de se recentrer, au moins provisoirement, sur les intérêts immédiats, en mettant en avant la priorité de sauver les emplois et les entreprises. Selon ce courant, dans ce contexte de crise les dispositions relatives à l’économie circulaire et la transition écologique mettraient les bâtons dans les roues aux entreprises. Rappelons la lettre envoyée par le patron du Mouvement des Entreprises de France à la ministre de la Transition écologique et solidaire, dans laquelle il lui demandait « un moratoire sur la préparation de nouvelles dispositions énergétiques et environnementales. » Dans son tweet, le patron du Medef ajoute : « Ce courrier […] demande […] un délai, jusqu’à six mois, sur quelques dispositions pour tenir concertation et laisser aux entreprises le temps de se préparer aux nouvelles exigences énergétiques et environnementales. » Il a, bien sûr, depuis, devant l’indignation générale, signé avec 90 dirigeants de grands groupes français une tribune pour faire de la relance économique « un accélérateur de la transition écologique ».
Cette vision rejoint le paradigme archaïque des compromis aux dépends de la nature. Fatih Birol, directeur exécutif de l’AIE, avait publié une mise en garde quant à la perte de vue des objectifs environnementaux face à la crise sanitaire dès le début de la pandémie : « Alors que les gouvernements répondent aux différentes crises en cours, ils ne doivent pas perdre de vue l’un des défis majeurs de notre temps : la transition vers des énergies propres ». La menace imminente de la pandémie ne devrait pas mettre en péril les plans de relance durable. Malgré ses conséquences importantes, il ne faut pas oublier que cette crise ne peut être comparée à la crise environnementale qui se prépare depuis plusieurs décennies et qui constitue une menace existentielle pour l’humanité, elle est juste moins perceptible car plus lente et plus diffuse que la crise épidémiologique.
Concernant la transition énergétique, dans un contexte de prix du pétrole particulièrement faible, investir dans les énergies renouvelables « EnR » pourrait être remis en cause. Il est important de rappeler que la chute du pétrole induit un effet rebond sur la consommation des individus et des industries énergivores, qui pourraient théoriquement en tirer profit, c’est le cas notamment du transport. Mais en pratique, cette baisse était « une fausse bonne nouvelle » cette fois-ci, car la demande a été amortie par la crise sanitaire[1]. Parallèlement, certains pays, notamment importateurs, voient dans la baisse des prix du pétrole une opportunité d’atténuer leurs factures énergétiques et/ou augmenter leurs réserves stratégiques. Mais, cette réaction ne fait que refléter leur susceptibilité aux aléas du marché, prouvant, encore une fois, l’importance de la diversification du mix énergétique. Il ne faut pas oublier que les épisodes de chutes de pétrole coïncident toujours avec les changements majeurs de l’économie mondiale[2], et ce choc s’inscrit dans un demi-siècle d’instabilité de prix.
Vu leur caractère décentralisé, les EnR ont constitué un moyen important de réduire l’exposition des économies aux fluctuations du marché durant la crise, garantissant ainsi la stabilité du réseau électrique. Les EnR, en plus de leurs bienfaits pour la planète, rendraient le secteur de l’énergie mondiale plus résilient et mieux préparé pour les prochaines crises. Cela justifie la nécessité de penser à un nouveau modèle économique qui met en avant le développement des énergies renouvelables. A titre d’exemple, le ministre marocain de l’Energie, des Mines et de l’Environnement, Aziz Rabbah, a précisé lors d’une réunion virtuelle que le Maroc est déterminé à faire face aux impacts de la Covid-19 ainsi qu’au changement climatique, « en repensant l'ensemble du modèle de développement et en redéfinissant les plans et programmes sectoriels, notamment en matière d’énergie propre ». Pour le lauréat du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, c’est le moment opportun d’investir dans la transition verte car il est inutile de renflouer les industries zombie qui étaient déjà en déclin avant la crise, cela limiterait le dynamisme et la croissance de l’économie.
Afin de rompre avec les pratiques nuisibles du passé, les plans de la reprise économique doivent être fondés sur le principe de « reconstruire en mieux ». Cela veut dire qu’on ne peut pas se limiter à redresser rapidement les économies en ressuscitant les mêmes moyens de subsistance. Les mesures de relance doivent également activer des changements, en mettant la durabilité au centre de cette réflexion. Selon la Banque mondiale (BM), tout projet de relance économique doit comprendre trois éléments : un potentiel de croissance à long terme, une résilience aux prochains chocs, une décarbonation et une trajectoire de croissance verte. Si la transition verte s’inscrit dans le long terme, il ne faut en aucun cas manquer la ligne de départ.
Quelle est la place accordée à la transition énergétique dans les plans de relance ?
Au début du mois de mai 2020, les mesures de relance économique entreprises par les gouvernements au niveau mondial auraient déjà atteint 15 billions de dollars, d’après Reuters, alors que Bloomberg a estimé le total à 12 billions de dollars en juin, dont moins de 0,2 % ont été consacrés aux priorités climatiques. Parallèlement, l’AIE et le Fonds monétaire international (FMI) affirment que 9 billions de dollars ont été alloués aux plans de relance économique, soulignant ainsi la difficulté d’agréger quantitativement les différentes mesures de relance. Si pour certains pays, la question environnementale et climatique est essentielle dans ce processus de relance économique post-Covid-19, pour d’autres, la priorité est à la stimulation de croissance et à la création d’emploi « par tous les moyens ».
En Chine, à titre d’exemple, la croissance économique a reculé de 6,8 % au premier trimestre 2020, soit la première contraction depuis la fin de la révolution culturelle en 1976. Depuis, la Chine a dévoilé un plan de relance budgétaire de 500 milliards de dollars pour stimuler la lutte contre la Covid-19, mettant l'accent sur le soutien aux « nouvelles infrastructures », telles que la 5G et la transmission électrique à ultra-haute tension. Cependant, une grande partie des fonds de relance pourrait encore être canalisée vers des dépenses d'infrastructure à forte intensité de carbone. En effet, les décisions d'abandonner l'objectif national d'intensité énergétique pour 2020 ont alimenté la spéculation selon laquelle la Chine pourrait recourir à des secteurs à fortes émissions pour se remettre de la crise sanitaire. Les inquiétudes concernant une dépendance excessive au charbon dans la reprise économique ont été attisées par les gouvernements locaux qui ont approuvé un grand nombre de nouvelles centrales au charbon au cours du premier semestre de 2020, bien que le pays ait également indiqué qu'il mettrait fin à l'utilisation d'obligations vertes pour les projets de « charbon propre ». D’après une analyse de Carbon Brief, les émissions de la Chine ont rebondi en mai au-dessus des niveaux d'avant le virus, après une baisse initiale, en raison du rebond plus rapide des industries du charbon, du ciment et des autres industries lourdes de la Chine.
Au Mexique, la pandémie a frappé le pays alors que l'économie était déjà en train de se contracter. En guise de riposte, le pays a pris plusieurs dispositions pour freiner la transition énergétique. Le 2 mai, le régulateur du réseau électrique du pays, connu sous le nom de Cenace, a arrêté indéfiniment les tests requis avant la mise en service de nouvelles centrales à énergie propre. À la mi-mai, le ministère mexicain de l'Energie a accéléré l'adoption d'un ensemble de règles visant à accroître sa capacité à freiner les projets solaires et éoliens. La principale justification des nouvelles règles est de préserver la sécurité énergétique du Mexique pendant la crise sanitaire. Le gouvernement affirme, en effet, qu'il y a eu des défaillances du réseau dans le sud du Mexique, mais n'a jusqu'à présent identifié aucune des entreprises concernées. Aux yeux de nombreux investisseurs, cependant, la pandémie n'est qu'un prétexte. Ils considèrent les limitations des énergies renouvelables comme un exemple de plus de la tentative du Président Lopez Obrador de faire barrage aux investissements privés afin de protéger les grandes entreprises publiques, comme la Comision Federal de Electricidad. A l’heure actuelle, le Mexique est loin d'atteindre ses objectifs de transition énergétique. A l’inverse, le Président Lopez Obrador s’est engagé à construire une nouvelle raffinerie de pétrole et a promis de moderniser plusieurs centrales électriques au charbon, au diesel, au gaz et au pétrole, dont beaucoup devaient être mises hors service.
Les exemples de la Chine et du Mexique ne sont pas des cas isolés, mais illustrent bien les positions anti-environnementales de certaines des plus grandes économies du monde. Dans la même lignée, l’administration Trump continue de supprimer des normes environnementales aux Etats-Unis, où le sauvetage des industries du pétrole et du charbon apparaît comme une priorité, tandis que président brésilien, Jair Bolsonaro, a exprimé son soutien aux industries fossiles. En Inde, parmi les mesures annoncées par le plan de relance prévu figurent l'octroi de 6,6 milliards de dollars pour les infrastructures du charbon, la promotion de la gazéification du charbon avec des incitations fiscales et l'accélération du processus d'approbation pour le déboisement de zones forestières à des fins industrielles.
Cependant, un certain nombre d'économies, tant développées qu'en développement, font contrepoids. En France, le gouvernement a annoncé un plan « France Relance » de 100 milliards d'euros, dont près de 30 milliards d'euros pour quatre secteurs clés « écologiques » : la rénovation des bâtiments, les transports, l'agriculture et l'énergie. Une partie de ces 30 milliards d'euros devrait se superposer aux 40 milliards d'euros annoncés pour aider l'industrie française à « retrouver compétitivité et croissance », selon l'AFP (Agence France Presse). Ces fonds, qui combinent de nouvelles dépenses et des réductions d'impôts, font partie du budget 2021 de la nation et seront votés par le Parlement à la fin de l'année 2020. Le plan prévoit, entre autres, que la France se joigne à l'Allemagne pour canaliser l'argent vers son industrie de l'hydrogène et fournir des fonds supplémentaires pour rendre le parc automobile national plus propre. Les critiques affirment qu'il s'agit, certes, d'un pas dans la bonne direction mais qu'il n'est pas à la hauteur des investissements plus importants et des changements structurels nécessaires pour rendre l'économie française plus verte. Par ailleurs, une attention particulière devra être accordée à la protection des parties vulnérables de la population lorsque des politiques environnementales ou de lutte contre le changement climatique sont envisagées, comme en témoigne le mouvement des Gilets jaunes.
Du côté des pays en développement, le Nigeria a annoncé un plan économique intitulé « Bouncing Back », qui se concentre notamment sur l'expansion de l'infrastructure solaire du pays. Il contient également des plans pour un programme d'expansion du gaz, qui, selon le gouvernement, « accélérera la transition du Nigeria vers une ère post-pétrolière » et « encouragera l'utilisation domestique de carburants plus propres ». Toutefois, la décision « verte » la plus importante prise par le plus grand producteur de pétrole africain pourrait être la suppression des subventions à l'essence suite à l'effondrement des prix mondiaux du pétrole. Selon Bloomberg, cette décision permettra au gouvernement d'économiser au moins 2 milliards de dollars par an, en fournissant des fonds supplémentaires qui pourraient être utilisés pour faire face aux conséquences de la pandémie. Cette action a été saluée par le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, lors d'une réunion virtuelle organisée par l’AIE, au cours de laquelle il a dénoncé les pays qui utilisent les fonds de relance pour « soutenir » les combustibles fossiles. Mais, il est à craindre que les réformes n'entraînent une réaction hostile lorsque les prix du pétrole augmenteront à nouveau et que les coûts du carburant pour les Nigérians augmenteront par rapport à leurs faibles niveaux actuels.
Quid du Maroc
Si la crise de la Covid-19 nous a révélé une chose, c’est la fragilité de nos sociétés face aux chocs externes. Le Maroc ne déroge pas à ce constat. Il est clair que le plan de relance économique adopté par le Royaume doit ériger en priorité le redémarrage de l’appareil productif, la préservation des emplois et l’aide aux entreprises en détresse. Cependant, le processus de transition énergétique ne doit pas être perdu au profit de priorités immédiates. Le ministre de l'Energie, des Mines et de l'Environnement a récemment indiqué que « le contexte actuel marqué par la pandémie de Covid-19 constitue une opportunité pour assurer une relance économique respectant pleinement les principes de développement durable. D’où la nécessité d’opérer un réajustement de la politique environnementale aussi bien sur le plan institutionnel et juridique que sur le plan opérationnel ». Par ailleurs, dans la lettre de cadrage adressée par le Chef du gouvernement aux différents ministres en préparation du projet de loi de finances 2021, une attention particulière est accordée à la rationalisation optimale des dépenses de fonctionnement en veillant à encourager l’utilisation des énergies renouvelables et des technologies de l’efficacité énergétique.
Ainsi, il ne fait aucun doute que l'engagement du Maroc en faveur des énergies renouvelables depuis 2009 a fait preuve de sa pertinence. L'opportunité est encore présente en dépit des nombreux bouleversements de la conjoncture mondiale. Les atouts stratégiques fondamentaux du Maroc, cristallisés dans son potentiel solaire et éolien, sont aujourd'hui en mesure de générer des bénéfices socio-économiques et environnementaux très importants. En outre, de nouvelles technologies sont apparues, telles les filières de production construites autour de l’hydrogène. Dans ce sens, le Maroc a créé une Commission nationale d'Hydrogène qui a pour missions de diriger et d’assurer le suivi de la réalisation des études dans le domaine d'hydrogène, ainsi que d'examiner la mise en œuvre de la feuille de route de production de l'hydrogène et ses dérivés à base d'énergies renouvelables. Et ce, pour faire du Maroc un des pays pionniers dans le domaine de la production des combustibles verts. Dans le cadre de cette dynamique, le Maroc et l'Allemagne avaient signé, en juin 2020, une convention relative au développement du secteur de la production de l'hydrogène vert, visant à mettre en place des projets de recherche et d'investissement dans l'utilisation de cette matière, en tant que source d'énergie écologique.
En conclusion, la crise économique ne justifie pas pour autant la réduction des mesures écologiques et environnementales. Aujourd’hui, plus que jamais, il devient crucial de construire un avenir plus durable qui assure à la fois le développement économique et la préservation de l’environnement. La notion de résilience de l’économie devient ainsi un concept clé pour se prémunir contre de futures crises, à l’instar de celle que nous vivons aujourd’hui. Il ne fait aucun doute que la crise mondiale du Coronavirus a engendré des conséquences regrettables, tant au niveau humain qu’économique. Mais il s’agit, peut-être, aussi, d’une occasion de consolider la résilience de nos modèles économiques, et énergétiques en particulier, à travers le renforcement de la transition énergétique. Les énergies renouvelables ont, en effet, fait leurs preuves, d’autant plus que leurs coûts technologiques ont connu une baisse importante ces dernières années. Cette situation représente, aussi, un test de l’engagement des gouvernements qui se sont engagés dans une relance verte, car les observateurs remarqueront rapidement si l'accent mis sur les transitions d'énergie propre s'estompe lorsque les conditions du marché deviennent plus difficiles.
[1] Les projections de la demande de pétrole de l'OPEP et de l’AIE pour 2020 ont été révisées à la baisse. Selon l’AIE, en 2020 la demande mondiale du pétrole devrait reculer de 8,2 mb/j par rapport à 2019 à 91,9mb/j. Pour l’OPEP, la demande baissera de 9,2 mb/j (révisé en baisse de 0,1 mbj par rapport à juillet) à 90,6 mb/j.
[2] Les chocs pétroliers sont imputés à deux causes : 1) Changement imprévu de l’offre comme des nouvelles découvertes qui submergent le marché, notamment l’offshore en 1985-86 et le shale en 2014 ou de la demande en cas de crises financières qui entraînent une chute de la demande : notamment la crise des E.U en 1990, la crise asiatique de 1997-98 et la crise des subprimes en 2008. 2) Divergence de l’OPEP de son rôle de régulateur du marché : à titre d’exemple, après le pic des prix du pétrole en 1979, l’OPEP a réduit son offre au cours des 6 années suivantes de plus de 46% pour rétablir l’équilibre. Malgré cette réduction drastique, le cours du pétrole a baissé de 20%. En réponse, l’OPEP a commencé à augmenter son offre (+31% en 6 mois). Selon la Banque mondiale, ce changement de politique est en partie responsable de l’effondrement du prix du pétrole pendant presque deux décennies.