Le Conseil de Sécurité de l’ONU et la Covid-19 : “Après l’heure, c’est plus l’heure”
Plus de cinq mois se sont écoulés depuis l’apparition du premier cas du Virus Covid-19 dont le bilan mondial provisoire est estimé, aujourd’hui, à plus de six millions de personnes affectées et 400.000 victimes. Durant toute cette période, le Conseil de Sécurité des Nations unies n’a pas été en mesure d’adopter une position sous quelle forme que ce soit concernant la nouvelle pandémie. La raison majeure de cette défaillance est la lutte de puissance entre les Etats-Unis et la Chine, deux membres permanents qui ont rivalisé pour neutraliser toute initiative venant des autres membres du Conseil.
Pourtant, les initiatives émanant des Etats membres du Conseil, appuyées par les appels des autres Etats et des organisations non gouvernementales, n’ont pas manqué. Successivement, l’Estonie, la Tunisie, le couple franco-tunisien et le binôme germano-estonien se sont relayés pour amener l’organe exécutif mondial à aller au-delà de la programmation d’un débat sur la question et à adopter une résolution, compte tenu de la gravité de la pandémie et de son impact socio-économique mais, aussi, de ses implications sur la stabilité régionale et celle des relations internationales en général (I).
Toutes ces tentatives de conciliation des positions et d'accommodement des détenteurs du droit de veto sont restées sans suite, en raison de la rivalité sino-américaine qui dépasse le contexte particulier de la pandémie pour une nouvelle “Guerre froide”. Cette nouvelle impasse dans laquelle se trouve le Conseil, nourrit les critiques sur le manque d'efficacité, de crédibilité et de légitimité de cet organe, et justifie les appels persistants à sa réforme et à celle du système multilatéral dans son ensemble (II).
I - Quatre essais sans transformation :
Le Conseil de Sécurité a été saisi de trois projets de résolutions et d’un projet de Déclaration, sans accepter aucun de ces textes comme expression de sa position sur la nouvelle pandémie.
1 - Le projet de Déclaration estonien : Ce projet, dépourvu de tout caractère contraignant, exprime "la préoccupation croissante" face à la pandémie "qui pourrait constituer une menace à la paix et à la sécurité internationales". Il souligne, ensuite, la nécessité d'aider les plus exposés et les plus vulnérables au virus ainsi que les populations vivant dans des situations humanitaires catastrophiques". Le texte appelle, enfin, à la "coopération politique et économique", en assurant que les actions entre membres des Nations unies se déroulent en "pleine transparence", une référence indirecte aux critiques américaines à l'égard de Pékin. Malgré son caractère équilibré et purement déclaratoire, ce texte a été bloqué par la Russie, la Chine et l’Afrique du Sud.
2- Le projet tunisien : Ce texte, présenté aussi au nom de l'Allemagne, de l'Indonésie, de la Belgique, de la République dominicaine, de l'Afrique du Sud, de l'Estonie, du Niger, de Saint-Vincent et les Grenadines et du Vietnam, désigne clairement le virus comme “une menace à la paix et à la sécurité internationales” et “appelle à un cessez-le-feu humanitaire mondial”, pour mieux combattre la maladie, tout en exprimant “la préoccupation des membres du Conseil face aux conséquences de la pandémie sur la sécurité alimentaire et la récession économique partout dans le monde” .
Malgré plusieurs rounds de consultations, l’insistance américaine à identifier l’origine géographique du virus, opposée par la Chine, et la demande russe d’inclure la levée de sanctions afin de mieux lutter contre la Covid-19, ont bloqué tout compromis sur ce texte, surtout, qu’en même temps, la France, dans un souci de baliser le terrain à une entente entre les permanents et les non-permanents du Conseil, avait commencé des contacts avec les quatre autres membres permanents pour cerner les points de convergence et de divergence et rechercher une alternative au texte tunisien.
3 - Le projet franco-tunisien:
Ce projet a permis de reconnecter, de nouveau, les membres permanents et non-permanents du Conseil et de traduire, pour la première fois, leur volonté de travailler ensemble sur un même texte. A cet effet, et afin d’augmenter les chances d’acceptation de leur projet commun, la France et la Tunisie ont tenu à y intégrer les formulations consensuelles déjà acceptées durant les précédentes tractations dans l’espoir de rallier les deux catégories de membres sur un texte de compromis.
Tel qu’il a été présenté aux 13 autres membres du Conseil, le nouveau projet, dont la longueur (3 pages) est révélatrice des compromis réalisés, s’abstient de qualifier la pandémie et se limite à souligner «le besoin urgent d'une coordination renforcée parmi tous les pays» pour combattre la pandémie et, faisant écho à l’appel du Secrétaire général de l’ONU, du 23 mars 2020, «demande une cessation générale et immédiate des hostilités dans tous les pays à l'agenda» du Conseil. Le texte demande, aussi, «à toutes les parties dans des conflits armés d'observer une pause humanitaire d'au moins 30 jours consécutifs» pour faciliter l’acheminement de l’assistance humanitaire aux populations vulnérables. Le projet exclut, enfin, de son champ d’application, les organisations terroristes figurant sur la liste du Conseil, en particulier l'Etat islamique en Irak et au Levant et les groupes Al-Qaïda et Al-Nosra. Un seul point était resté en suspens, celui de la mention, ou non, de l’OMS, objet d’une controverse entre les délégations chinoise et américaine. Toutefois, cette dernière, qui aurait donné son accord de principe à une formulation générique “ soulignant l’urgence d’appuyer tous les pays ainsi que les entités pertinentes du système des Nations unies, y compris les Agences sanitaires spécialisées”, l’aurait retiré vingt-quatre heures après, provoquant ainsi une nouvelle impasse au sein du Conseil (1)
4- Le projet germano-estonien :
Ce quatrième projet, qui ne comporte que cinq paragraphes, a été partagé avec les autres membres du Conseil, le 12 mai 2020. Il plaide pour «une action internationale urgente, coordonnée et unie pour limiter l’impact de la Covid-19» et appelle "à une cessation générale et immédiate des hostilités dans tous les dossiers" à l'agenda du Conseil de Sécurité ( à l’exclusion de la lutte contre les groupes terroristes), et à une "pause humanitaire pour au moins 90 jours consécutifs", afin de faciliter la lutte contre la maladie et permettre une réponse humanitaire adéquate". Le texte prévoit, enfin, un mécanisme de suivi et de supervision par «le Conseil de Sécurité de l’impact de la pandémie Covid-19 sur la paix et la sécurité internationales», à travers la production de rapports réguliers du Secrétaire général "quand cela sera nécessaire".
Depuis sa présentation officielle, ce texte, qui représente, en fait, le plus petit dénominateur commun eu égard aux exigences et aux contraintes des membres permanents, ne semble pas avoir suscité une quelconque dynamique de négociation au sein du Conseil. Bien au contraire, le Conseil continue de traiter les différents points à son ordre du jour et à adopter des décisions, en n’adressant que les effets collatéraux de la pandémie sur les conflits existants.
II - Les raisons de l’impasse :
Des raisons d’ordres juridique et politique expliquent l'incapacité de du Conseil de se mettre d’accord sur le traitement de la crise Covid-19. Elles reflètent des divergences fondamentales entre les membres permanents et les non-permanents mais, surtout, entre les Etats-Unis, d’une part, et la Chine et la Russie, d’autre part .
Sur le plan juridique, la controverse entre les membres du Conseil se cristallise autour de la qualification du nouveau virus et de ses conséquences transfrontières, comme “menace à la paix et à la sécurité internationales”. Le Conseil a toujours résisté aux appels de l’extension du champ d’application de cette notion à des domaines, comme l’environnement et les crises sanitaires.
Ainsi, au moment où les membres permanents exigent un rattachement du virus et de son impact à une situation préalablement qualifiée de menace à la paix et à la sécurité internationales, la plupart des membres permanents ( l’Afrique du Sud étant la seule voix dissidente, probablement en raison de ses rapports privilégiés avec la Chine dans le cadre des BRICS), plaident pour une interprétation large de la notion qui caractériserait comme telle une crise environnementale ou sanitaire, indépendamment de tout lien avec un conflit ou une situation humanitaire pré-existante. Cette approche est, d’ailleurs, conforme à la notion de sécurité humaine qui “concerne la sécurité des individus et des communautés plus que celle des États, et combine les droits de l’homme et le développement humain” (2) , et dont la santé publique constitue une composante essentielle.
Pourtant, comme nous l’avions souligné dans un précédent article(3), le Conseil avait bien franchi le pas lors de la crise d'Ebola qui avait frappé la région d’Afrique de l’Ouest entre 2014 et 2016. En outre, le nombre de personnes affectées et des fatalités ainsi que l’impact socio-économique déstabilisant pour les pays en conflit ou en crise, plaident en faveur de cette détermination.
D’ailleurs, le Conseil Paix et Sécurité (CPS) de l’Union africaine (UA), plus conscient de cette réalité et des conséquences aggravantes sur la situation dans le continent, a réitéré, le 6 mai 2020, son appel au Conseil de Sécurité onusien pour se prononcer dans le même sens. En effet, après s'être déclaré “profondément préoccupé par la propagation continue de la pandémie de la Covid-19 sur le continent africain et toutes ses ramifications qui en découlent pour la paix et la sécurité, ainsi que par l'impact socio-économique dans les États membres”, le Conseil régional a tenu à rappeler au Conseil mondial ses responsabilités envers la paix internationale, en estimant que “la pandémie de Covid-19 constitue une menace existentielle pour la vie humaine pour la paix et la sécurité dans le monde et, à cet égard, appelle le Conseil de Sécurité des Nations unies, conformément à sa responsabilité principale de promouvoir la paix et la sécurité internationales, à contribuer aux efforts aussi bien en Afrique qu’au niveau mondial, y compris par l'adoption des mesures nécessaires à la lutte actuelle contre la pandémie de Covid-19” (4)
La pandémie fait peser une menace importante sur le maintien de la paix et de la sécurité internationales, ce qui pourrait entraîner une augmentation des troubles sociaux et de la violence, a dit M. Guterres aux quinze membres du Conseil, lors d’un exposé par visioconférence à huis-clos. Pour sa part, l’Assemblée générale de l'ONU a déjà adopté, respectivement les 3 et 20 avril 2020, deux résolutions sur la pandémie, l'une, pour appeler à la coopération internationale, l'autre, pour réclamer un accès équitable de tous les pays à de futurs vaccins. Malgré les appels du Secrétaire général M. Guterres, de Sa Sainteté le Pape, du Conseil Paix et Sécurité de l’Union africaine et d’un collectif de plusieurs centaines d’organisations non gouvernementales, le Conseil reste paralysé par le bras de fer que se livrent Washington et Beijing .(5) les controverses juridiques autour du concept de menace à la paix et à la sécurité internationales occultent mal les vraies raisons d’ordres politique et géostratégique, sources du clivage sino-américain qui trouvent leur résonance au sein du Conseil.
Sur le plan politique, le duel sino-américain au Conseil de Sécurité est une des manifestations de la guerre en dents de scie et à multiples facettes, qui dure entre les deux pays depuis l'arrivée à la Maison Blanche de la nouvelle Administration. La tension, calmée par l’Accord de la mi-janvier 2020, a été relancée à la faveur de la nouvelle pandémie derrière laquelle se profile une Nouvelle “Guerre froide” entre les deux géants (6). A cause de cet antagonisme, le Conseil de Sécurité se trouve pris en otage. L’opposition systématique de la délégation américaine aux différentes propositions sur le traitement du virus n’a d’autre objectif que celui d’embarrasser et d’exposer la Chine.
Conclusion : Trop peu, trop tard :
Les négociations entre les membres du Conseil de Sécurité, pour parvenir à un consensus sur la question de la Covid-19, ont démontré une érosion de la substance du texte en négociation à chaque étape du processus. L’adoption d’un texte, quel qu'il soit, est devenue - particulièrement aux yeux des membres non permanents -plus soucieux de la crédibilité et de l’image de l’Organisation mondiale -, une fin en soi, une manière de sauver la face de l’organe exécutif onusien. Mais, même pour un texte minimaliste et complètement dilué, ni les Etats-Unis ni la Chine ne semblent prêts à faire la moindre concession, synonyme de victoire pour l’autre. De ce fait, les chances de voir le Conseil sortir de l’impasse sont très minces, voire même nulles, surtout au regard des perspectives de sortie de crise.
En effet, au moment où la majorité des pays ont entamé le processus de déconfinement et commencent à mettre en place les modalités de relance de leur tissu économique, l’adoption d’une résolution par le Conseil de Sécurité ne revêt d’importance que pour les défenseurs du multilatéralisme. Pour les leaders politiques, elle paraît tout à fait secondaire et, même, dépassée L'après-Covid-19 risque d’attiser davantage entre une Amérique qui rentre en campagne et qui veut effacer les impressions négatives laissées par un début de gestion …de la crise sanitaire, et une Chine qui a fait étalage de son soft power médical et de sa solidarité avec les pays du Sud, surtout africains.
Quant au système multilatéral, si l’ONU, l’OMS et l’OMC se trouvent fragilisées et marginalisées par cette crise, les Institutions financières de Bretton Woods, où dominent les Etats-Unis, en sortent renforcées par les perspectives d’endettement de la plupart des pays appelés à financer la reprise de leurs économies, après les chocs de la crise de la Covid-19. A la lumière de ces nouvelles réalités, une refondation du système multilatéral n’est assurément pas pour demain.
Notes
• Michelle Nichols “To mention or not to mention WHO, that is U.N. Security Council question” The chronicle Herald 8 may 2020”,
• Mary Kaldor, “ La sécurité humaine : un concept pertinent ?” in Politique étrangère 2006/4 pages 901.
• Mohammed loulichki, “Le Covid- 19, une menace à la paix et à la sécurité internationales?” PP 20-05 mars 2020, Policy Center for the New South.
• Communiqué de la 922ème session du Conseil Paix et Sécurité de l’Union africaine du 6 mai 2020.
• Chiara Trincia “UN Security Council Fails to Support Global Ceasefire, Shows No Response to COVID-19” Rescue.org 19 may 2020
• Jamal Machrouh “Vers une seconde guerre froide mondiale » Policy Center for the New South : June 01, 2020.