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Le mouvement des gilets jaunes : « Un printemps Français » ?

Helmut Sorge , Jean Zaganiaris | Posted : March 04, 2019

« Blocages », « Crise politique », « émeutes », « révolution ». Jean-Luc Mélenchon, le député du parti La France insoumise, a parlé « d’une insurrection citoyenne » à propos des gilets jaunes. Comment peut-on définir, aujourd’hui, les auteurs de ce mouvement qui occupent les espaces publics ? Menacent-ils la démocratie ? Sont-ils aussi inédits que le prétendent la plupart des commentateurs ? Quelles seront les conséquences de ces manifestations sur la scène internationale ?

Helmut Sorge, auteur et ancien correspondant à la Maison Blanche, et Jean Zaganiaris, enseignant chercheur à l’EGE Rabat, UM6P, débattent de ce sujet d’actualité. Le premier a vécu les événements de Mai 68, en France, le second a publié des chroniques sur le mouvement des gilets jaunes et se trouvait régulièrement en France entre le 17 novembre 2018 et fin janvier 2019.

PARTIE 1

H.S : Dans un article dans Le Monde Diplomatique, Serge Halimi déclare que sur la place de l’Opéra, le 15 décembre 2018, trois gilets jaunes se sont adressés au peuple français et au président Macron, en lisant l’allocution suivante : « Ce mouvement n’appartient à personne. Il est l’expression d’un peuple qui depuis 40 ans se voit dépossédé de tout ce qui lui permettait de croire en son avenir et à sa grandeur ». Au nom de qui parlent ces gens-là ? Qui représentent-ils s’ils déclarent, justement, que le mouvement auquel ils appartiennent n’appartient à personne ? Dans un contexte démocratique où, comme le rappellent souvent les différents ministres intervenant dans les médias, le président qui dirige la France a été élu sur des bases démocratiques, est investi de certaines prérogatives conférées par la Constitution. On peut se demander si les actions des gilets jaunes, notamment les plus violentes, ne remettent-elles pas en cause les règles du jeu démocratique.

   On a l’impression que c’est l’anarchie en France

J.Z: "Ils les remettent en cause parce qu’ils n’y croient plus. Ils ont perdu ce que Pierre Bourdieu aurait appelé « illusio démocratique », c’est-à-dire qu’ils pensent que le jeu démocratique n’en vaut pas la chandelle. Jusqu’à présent, ils ne l’exprimaient que par l’abstention, aujourd’hui, c’est en manifestant dans la rue. Ils ne parlent pas au nom de quelqu’un. Beaucoup ne croient plus dans les règles du jeu de la représentation. J’entendais souvent sur les ronds-points où il y avait des blocages, en Picardie, « il n’y a pas de porte-parole », « Il n’y a pas de responsable ». Ces gens « parlent », car ils ont envie de s’exprimer et d’être écoutés par ceux censés les représenter mais qui ne les écoutent jamais. Certains des gilets jaunes, à tort ou à raison, pensent qu’aux yeux de leurs représentants ils ne représentent rien. Ces événements rappellent qu’il y a deux grands modes d’expression en démocratie, le vote et la manifestation. Le vote concerne la partie procédurale, institutionnelle, de la vie démocratique, la manifestation représente la liberté d’expression, la reconnaissance de contre-pouvoirs, de la possibilité aux citoyens de faire entendre certaines revendications.

H.S : Qui sont ces citoyens ? A quelles organisations appartiennent-ils ? Comment cela se passe-t-il concrètement dans la rue ? Lorsqu’on regarde les images de violence à la télévision, on a l’impression que c’est l’anarchie en France.

   De Gaulle- De Gaulle

J.Z : On sentait que les manifestants s’étaient organisés pour occuper, pour bloquer, pour se faire entendre et exprimer une colère, un ras-le-bol. Ils investissent la rue, justement, parce qu’ils considèrent qu’ils ne sont représentés par personne… Je trouve cela salutaire qu’en démocratie, des citoyens se mobilisent, sortent dans la rue, revendiquent pour des droits sociaux. Il faut avoir en tête que ce ne sont pas les pauvres, les chômeurs, les jeunes de banlieues qui se sont mobilisés, les choses sont différentes du mouvement des « sans » (sans-papiers, sans-abris) que l’on a vu occuper l’espace public lors des années 2000. Durant mon passage à Paris en janvier 2019, je peux affirmer qu’à Pantin, dans le 93, on ne sent pas le mouvement des gilets jaunes. Ce sont les familles à revenus modestes, vivant souvent avec des gros crédits sur le dos et qui voient leur budget s’amoindrir, qu’on voit parmi les gilets jaunes, ce sont ceux dont l’emploi se fragilise, se précarise et sont soumis à l’incertitude, ce sont des gens avec des contrats à durée déterminée, qui travaillent à mi-temps, les free lances, des intérimaires, des infirmières et des gens des métiers du care voyant s’effriter les droits sociaux, des petits artisans écrasés par les taxes.

H.S : En Mai 68, au départ, les étudiants n’étaient pas soutenus par la population. C’était la première fois que des groupes osaient sortir dans la rue. Avant Mai 68, la France n’avait pas connu des mouvements de cette ampleur, surtout contre une personnalité aussi charismatique que l’a été le Général De Gaulle. Lors de cette fameuse journée du 29 mai 1968 où il était parti voir le général Massu à Baden Baden, on pensait que le Général De Gaulle avait disparu de la scène politique. Si les manifestations avaient remis en cause le pouvoir en place, elles n’étaient pas, contrairement à aujourd’hui, une remise en cause des institutions de la République. Mises à part l’Académie et l’Université, avec l’occupation de la Sorbonne, ce n’était pas le fonctionnement démocratique qui était remis en cause, quand bien même il y avait des maoïstes parmi les groupes militants. De plus, en Mai 68, il y avait des porte-parole tels que Daniel Cohn-Bendit, étudiant à Nanterre. Parmi les porte-parole, il y avait également Alain Geismar, Secrétaire général du Syndicat national de l'enseignement supérieur et, Jacques Sauvageot, vice-président de l'Union des étudiants français, il y a la figure d’écrivains, tels que Philippe Sollers et la revue Tel Quel, le Comité d’action étudiants-écrivains animé par Dionys Mascolo, Marguerite Duras ou encore Maurice Blanchot. Mai 68 a démarré à Paris, au quartier latin, à Nanterre. On n’a rien de tout ça avec les gilets jaunes. Il s’agit, d’ailleurs, d’un mouvement qui est parti de Province et s’est ensuite dirigé vers Paris, même si ce n’est pas forcément ceux qui occupaient les ronds-points à Saint-Brieuc ou Béziers qui ont défilé sur les Champs Elysées.

   ‘’Printemps arabe’’, ‘’Printemps français’’ ?

J.Z : Selon le ministère de l’Intérieur, le samedi 17 novembre, il y a eu 287710 personnes qui ont participé aux manifestations dans toute la France, avec 2034 points de rassemblement. Dans la capitale, ce ne sont que quelques milliers de personnes qui ont manifesté, la mobilisation n’a pas attiré grand monde, me racontait quelqu’un sur place. Vers 19 heures, le préfet de police de Paris signalait 29 blocages dans la capitale et 400 personnes manifestant vers l’Etoile et la Concorde. C’est après que le désir de se rendre dans la capitale s’est exprimé publiquement par les manifestants sur les réseaux sociaux et les médias.

HS : Sans internet pas de gilets jaunes ! Ils ont su mobiliser les foules beaucoup efficacement que les chargés de communication des politiques, en allant sur les réseaux sociaux ! Comment expliquez-vous cette forte mobilisation ?

J. Z : Il a été affirmé que les réseaux sociaux ont provoqué le « Printemps arabe ». Je ne suis pas de cet avis. Internet est un outil utilisé par les militants, pas un catalyseur qui a conduit comme par magie des milliers de gens dans la rue. Si l’on renvoyait à l’expéditeur, c’est-à-dire aux médias occidentaux, l’appellation utilisée pour désigner les mobilisations de 2011 en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, nous dirions que le « Printemps français » qui, comme en Tunisie, a également commencé en hiver, n’est pas le fruit des réseaux sociaux, quand bien même l’appel à manifester est parti de là. C’est pour un ensemble de raisons liées à leurs positions sociales, aux différentes formes de socialisation, aux émotions ressenties ces dernières semaines, voire à certaines formes de rationalités, que les gens sont allés dans la rue. Durant la soirée du samedi 17 novembre 2018, j’ai regardé les informations en boucle. Quand les journalistes les interrogeaient, pas mal de personnes ne savaient pas si elles iraient manifester le lendemain mais on sentait qu’elles en avaient envie. Pas mal de monde, en allant dans la rue ce jour-là, a eu envie in situ de continuer. Le gouvernement a peut-être laissé faire, en tablant sur un éventuel essoufflement du mouvement, si auquel cas, il s’agirait d’une grave erreur. Le livre de Michel Dobry Sociologie des crises politiques, est très révélateur à ce sujet. Pour saisir ce qui se passe en France, il faut séparer le processus de l’événement en train de se dérouler et le résultat final, notamment tel qu’il est montré dans les médias. Il faut reconstituer, le 17 novembre, toutes les contingences, les aléas, les actions qui ont eu lieu et celles qui auraient pu advenir mais n’ont pas eu lieu !

   Une colère qui commence à gronder

HS : Justement, pourquoi les renseignements généraux en France n’ont rien vu venir ? Pensez-vous qu’ils ont été pris de court ? On a l’impression que personne n’a rien prévu, rien anticipé, y compris les maires et les députés.

J.Z : En ce qui me concerne, je peux dire avoir anticipé quelque chose dans ma chronique parue dans le quotidien français Libération le 29 mai 2018, où j’indiquais que le gouvernement aurait dû écouter les gens qui sont sortis manifester dans la rue … Plus sérieusement, il y a des leaders de La France Insoumise, de même que des figures politiques de droite, comme Laurent Waucquiez, qui en avril 2018, déjà, n’hésitaient pas à parler de « fracture sociale », et qui accusaient le président Macron d’être « déconnecté de la vie quotidienne des Français ». Dès le début du mandat de l’actuel président, on sentait une colère qui a commencé à gronder, qui s’est amplifiée. Sous Sarkozy et Hollande, ce n’était pas pareil. Les gens pensaient qu’ils apporteraient des solutions, même s’ils ont été très vite déçus, avec Macron, dès le départ, on a senti la colère gronder.

HS : Oui, mais ce mouvement a lieu aussi contre les institutions démocratiques, chose que nous ne pouvons pas occulter. Les gilets jaunes, c’est la « France profonde ». Mai 68, c’était la rive gauche contre la rive droite, incarnée par le faubourg saint honoré, par le Ministère de l’intérieur place Beauvais, l’Elysée. Même les manifestations de 1995 ou bien celles de 2006 contre le CPE (Contrat Première Embauche) en France n’étaient pas contre les institutions démocratiques. Avec les gilets jaunes, c’est différent. En même temps, le problème que vous soulevez est important. Cela voudrait dire que la démocratie représentative est peut-être obsolète ? Regardez en Allemagne, qui contrôle les grandes industries ? En Angleterre, avec le Brexit, la démocratie montre que le vote majoritaire du peuple a rejeté l’intégration européenne. Lors des élections, on voit que les taux d’abstention sont importants, même s’ils ne sont pas forcément en progression. L’ouvrier et l’employé ne sont plus représentés au Parlement. Une enquête montre que les ouvriers de la société française ne se retrouvent qu’à 0,2% dans l’hémicycle, il y a 27% d’employés mais seulement 4,58% des députés qui représentent leurs intérêts, les professions intermédiaires sont de 25, 7% mais représentées uniquement à hauteur de 6,3% dans l’Assemblée, cela veut dire que le peuple n’est pas représenté dans l’hémicycle et, comme vous dites, ils choisissent d’autres moyens de s’exprimer en démocratie que le vote, ils manifestent. Toutefois, je ne suis pas aussi optimiste que vous quant aux apports salutaires de ce genre de manifestations en démocratie. Ces manifestants ne préparent-ils pas la prise de pouvoir par l’extrême droite ? Regardez l’homme politique italien Matteo Salvini et consorts, ils soutiennent les gilets jaunes, sont associés avec des conservateurs polonais, des nationalistes allemands…Est-ce que ce mouvement n’est pas dangereux pour la démocratie, quand bien même comporte-t-il des revendications légitimes ? Vous pensez que les actes de violences que l’on a vus à Paris, les casseurs, les individus qui ont vandalisé l’Arc de Triomphe sur les Champs Elysées s’inscrivent dans un cadre démocratique ?

  PARTIE 2

   « On veut un président des pauvres »

J.Z : Je n’ai jamais cautionné la violence, ni les actes de vandalisme lors des manifestations. Mais en même temps, réduire les actions des gilets jaunes à des actes de violence me semble discutable. Le 9 janvier sur BFM T.V, Brice Hortefeux, ancien ministre de l’Intérieur et député européen L.R (Les Républicains), a estimé à trois cents personnes le nombre des casseurs sur Paris lors de cette mobilisation du samedi et à trois milles les policiers encadrants. Cela montre que les émeutiers sont minoritaires parmi les manifestants, entre 8% et 10%, et qu’il y a, en revanche, des contingents policiers de plus en plus importants et utilisant de plus en plus fréquemment des armes que les autres pays européens n’utilisent pas dans les mêmes circonstances. Rappelons-nous ce qui s’est passé à Gênes, en 2001, lors des manifestations anti-G8, des militants altermondialistes ont été matraqués violemment, 307 personnes seront torturées, humiliées par la police dans la caserne de Bolzaneto. Dans le mouvement disparate des gilets jaunes, il y a des manifestants qui cherchent à en découdre avec la police, qui foncent sur les flics en balançant des objets, et on voit même la police reculer, comme lors de l’acte XIII le samedi 9 février 2019. Cela pose problème en démocratie. Mais de l’autre côté, il y a des gens qui sont mobilisés dans le cadre d’une action collective construite de manière collective, qui manifestent pour des causes qu’ils estiment justes, à commencer par le démantèlement des services publics, ces personnes sentent que les politiques ne font pas grand-chose pour lutter contre le chômage ou le renforcement des droits sociaux et privilégient les politiques d’austérité qui précarisent les populations. C’est pour ça qu’il faut s’entendre sur la nature des violences que l’on condamne.

H.S : Taguer un des emblèmes de la République française ne change rien à la réalité. Ce type d’agissements n’empêchera en tout cas pas le démantèlement du service public et les violences policières. La destruction des pauvres sculptures symbolisant les événements de 1792 en France, même si ce sont uniquement des copies et non pas des œuvres d’art d’époque, renvoie à un vandalisme qui n’a rien de démocratique et de constructif.

J.Z : On ne peut pas avoir une vue unilatérale sur ces événements composés de groupes sociaux disparates. D’un côté, force de reconnaître qu’il y a eu des actes de violence, des injures racistes, antisémites et homophobes parmi les gilets jaunes. Mais à côté de ces comportements, il y a des gens qui manifestent pacifiquement, classiquement je dirai, avec des pancartes, des slogans, avec des revendications légitimes.

H.S : Selon vous, le mouvement des gilets jaunes ne serait pas aussi inédit et nouveau comme l le prétendent des observateurs ? Pourtant, nombreux sont ceux qui disent qu’ils n’ont jamais vu quelque chose de semblable.

   « Solidarités dans les luttes antilibérales »

J.Z : Je reste très prudent sur les visions unilatérales qui qualifient ce mouvement d’inédit, de nouveau, et ne prennent pas en compte l’histoire sociale des mouvements de protestation en France. Nombre de médias ou d’universitaires interprètent les actions des gilets jaunes à partir de leurs propres préoccupations intellectuelles, leurs craintes politiques ou leurs attentes du moment. Les uns y voient la menace de l’extrême de droite, les autres une révolution sociale, d’autres, encore, se réjouissent d’y trouver des solidarités dans les luttes antilibérales. C’est oublier l’hétérogénéité, la diversité, la présence d’acteurs pluriels, parfois antagonistes, qui caractérisent les gilets jaunes. On y trouve des manifestants d’extrême droite, des antifascistes, des sympathisants de « la France insoumise », des retraités, des petits commerçants à tendance libérale réclamant moins de taxes, des personnes apolitiques, abstentionnistes qui, parfois, défilent le drapeau français à la main et chantant la Marseillaise. Le politiste français Philippe Corcuff n’a pas tort de parler de « confusiannisme », de l’effondrement de repères séparant la gauche et la droite, pour désigner les gilets jaunes, même si je ne suis pas convaincu qu’au final cela profite à l’extrême droite. Depuis novembre 2018, on voit des gens que l’on n’a pas l’habitude de voir dans les médias, qui ne se rattachent à aucune institution, aucune organisation partisane, aucune structure militante. C’est à ce niveau qu’on peut prétendre qu’il existe certaines nouveautés dans le mouvement. On y trouve la présence des personnes à besoins spécifiques, des étrangers, toutes ces personnes que l’on ne voit pas toujours dans les instances militantes traditionnelles. Mais, il y a aussi des revendications et des modus operandi très classiques dans ce mouvement. Les demandes de diminution des taxes, davantage de droits sociaux, l’augmentation du pouvoir d’achat, des retraites et des salaires. Ce sont des revendications que l’on a déjà entendues. Certains types de cortèges que l’on voit à Bastille, lieu authentiquement symbolique, et investi régulièrement lors des mouvements sociaux précédents, ne sont pas nouveaux. Il n’y a pas que de l’inédit dans ce mouvement composite que sont les gilets jaunes, il y a des choses qu’il faut situer sur les dix dernières années, sur les nouvelles formes de mobilisation qui émergent au début des années 2010, sur les transformations structurelles, sur le caractère apolitique de certaines mobilisations, notamment les manifestations de la Place de la République après les attentats de novembre 2015 en France.

H.S : Lorsque Manuel Macron a été élu président, j’ai été frappé de constater avec quelle simplicité il a balayé les partis de gauche et de droite ! Où est l’esprit de Rocard, de Fabius ? Où est passé l’héritage de Jacques Chirac ? Macron a profité des déçus de la gauche, depuis les privatisations sous Mitterrand aux logiques sociaux-démocratiques de Hollande, et il a profité aussi des luttes fratricides entre Sarkzoy et Fillon qui ont plombé la droite, y compris lorsqu’elle était au pouvoir. Macron a été opportuniste, au début, il faisait penser à Kennedy, tout lui réussissait. Aujourd’hui, sa jeunesse et son enthousiasme ne sont plus un atout, il est décrit comme quelqu’un d’inexpérimenté, incapable de faire face à ce mouvement qui demande sa démission.

   Faut-il en finir avec le suffrage universel ?

H.S : Flaubert écrivait au moment de la Commune : « Le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain ». Partagez-vous cette idée ? Pensez-vous qu’il faudrait privilégier les « référendums d’initiatives populaires », quand bien même ils proviennent de gens qui votent pour des partis d’extrême droite ou expriment leur antisémitisme publiquement, comme on l’a a vu le samedi 16 février vis-à-vis du philosophe Finkielkraut ? Hier, c’étaient les organisations partisanes qui pouvaient mobiliser les foules dans la rue, aujourd’hui, n’importe qui peut lancer des appels à manifester sur Facebook et amener du monde dans l’espace public. C’est le peuple contre les élites technocratiques que l’on voit dans ce « printemps français », et la démocratie est la grande perdante !

J.Z : Pour moi, ce serait plutôt la démocratie contre la gouvernance, et les grands perdants seront peut-être les technocrates s’ils ne prennent pas en compte le facteur humain.

H. S : Ce mouvement est constitué de gens qui sont souvent invisibles. Le mouvement des gilets jaunes n’est pas de droite ou de gauche, même si l’extrême droite et l’extrême gauche essaient de le récupérer, l’extrême droite plus que l’extrême gauche. Mais, je pense aussi que ce mouvement est profondément réactionnaire, nationaliste. Pour moi, si l’on doit qualifier ce mouvement de révolutionnaire, dans ce cas il faut dire que c’est une révolution conservatrice. Est-ce que l’on retrouve dans d’autres pays des profils sociaux analogues aux gilets jaunes parmi ceux qui ont voté pour le Brexit en Angleterre, qui ont donné leurs voix à des clowns fascistes qui sont dans le gouvernement italien actuel, qui regardent Trump à la télé et votent pour lui en étant convaincus qu’il apportera la bonne solution, et voteront également pour lui lors des prochaines élections ?

   Notre époque est devenue tocquevillienne

J.Z : Aujourd’hui, les étudiants pensent peut-être plus à valider leurs crédits et intégrer un monde du travail difficile d’accès qu’à lire Marx, Herbert Marcuse ou Bourdieu et sortir dans la rue pour demander plus de justice sociale. C’est peut-être cela qui menace la démocratie aujourd’hui, cette absence de désirs utopiques pour créer un monde meilleur, cette acceptation de l’inacceptable. Au début du XIXème siècle, Tocqueville écrivait de manière résignée que la démocratie avait réussi à s’imposer et qu’il fallait composer désormais avec ce régime politique, que cela nous plaise ou pas. Aujourd’hui, notre époque est devenue tocquevillienne. C’est comme s’il fallait désormais s’accommoder des logiques de la gouvernance, c’est-à-dire des privatisations, du new management public, des logiques gestionnaires et de l’austérité, des décisions technocratiques de personnes qui passent leur journée à coller des posthites sur les murs des Ministères. Or, à mon avis, c’est cette gouvernance, plus que les mobilisations des gilets jaunes, qui menace la démocratie, et il ne faut surtout pas se dire qu’il faut inévitablement faire avec.

H.S :Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas confiance dans la politique, toute cette globalisation est trop compliquée pour eux. Les chiffres du commerce international, les données statistiques complexes, les courbes, les tableaux etc. qui expliquent pourquoi une usine ferme, quand bien même elle fait des bénéfices, sont compliqués à comprendre. C’est à ce niveau qu’il y a un fossé entre les politiques et les citoyens. Mais, ce n’est pas seulement les électeurs qui sont démissionnaires, ce sont aussi les politiciens. Dans un article publié dans Les échos, Cécile Cornudet évoque les propos amers de Gérard Collomb, ancien ministre de l’Intérieur, et Alain Juppé, tenté de quitter son fief bordelais pour entrer au Conseil constitutionnel. Ces derniers livreraient un « regard désespéré » sur la société et quitteraient pour l’un d’entre d’eux la scène politique nationale et pour l’autre la scène politique tout court. Ces gens-là vont être remplacés par qui, par des gilets jaunes qui ont cassé les statuts de l’Arc de Triomphe ou qui s’en sont pris violemment aux policiers, à l’instar de ce boxeur condamné récemment à de la prison ferme ? Ce qui me gêne, c’est que c’est aussi un mouvement sans leader, même si des gens, tels que Jérôme Rodrigues ou Eric Drouet, apparaissent dans les médias. Les autres pays qui voient ça ne comprennent pas ce qui se passe en France. Vu de l’étranger, le mouvement des gilets jaunes est appréhendé avec incompréhension et inquiétude.

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