Revenu universel de base : une réponse à la crise du Coronavirus au Nord comme au Sud
Parmi les questions débattues dans les milieux de la décision économique et de la réflexion académique, dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud en développement, en ce moment d’arrêt économique et d’accélération de l’histoire, un thème a ressurgi avec force : celui du revenu universel de base, le transfert inconditionnel, sur une période donnée ou de façon permanente, d’un montant d’argent par l’État à tous les citoyens qui répondent à une série de critères d’éligibilité simples (notamment en matière de revenu). Même les tenants de l’orthodoxie économique, comme le journal économique anglais le Financial Times, qui a fait campagne depuis longtemps contre cette idée, a réajusté sa position : dans deux éditoriaux du 3 et du 7 avril, il se prononçait en faveur d’un outil de ce type pour faire face à la crise et venir en aide, notamment aux personnes en auto-emploi. Il en est de même du Vice-président de la Banque centrale européenne (BCE) et du conservateur espagnol Luis de Guindos, qui demandait un « revenu universel d’urgence » comme réponse temporaire à la crise.
Le revenu universel de base est une idée ancienne qui a fait son chemin depuis des siècles, depuis que l’écrivain Thomas More, dans son livre « Utopie », publié en 1515, envisageait une société égalitaire où la base de l’harmonie sociale et individuelle était un revenu universel de base inconditionnel pour tous les citoyens. La proposition du revenu universel a également occupé une place importante dans le débat public américain dans les années 1960 et 1970, dans un contexte du développement du « Welfare State ». Elle a trouvé, d’ailleurs, et trouve toujours, des partisans, tant dans les rangs des partis socio-démocrates, des mouvements des droits économiques et sociaux que dans ceux des partis libéraux.
Progressivement, le concept de revenu universel a acquis plus de profondeur théorique dans le débat entre économistes, hors du champ strictement politique. Deux conceptions se dégagent. La première, « libérale », inspirée de Milton Friedman, voit dans le revenu universel un moyen de garantir à chacun un minimum de subsistance et d’échapper au gaspillage de ressources des politiques inspirées de l’Etat Providence (bureaucratie, assistanat, « trappes à inactivité », qui décourageraient la recherche de la réinsertion dans le travail…). La seconde conception, qualifiée de « libertaire », voit davantage dans le revenu universel un instrument pour changer le rapport au travail, en rendant chacun libre du choix de travail qui correspond à ses préférences (et, par conséquent, d’admettre la possibilité de refuser des emplois de mauvaise qualité) et de se consacrer à des activités non rémunérées.
Avec le temps, cette dénomination fait référence à des configurations très différentes, sur un spectre qui va des transferts monétaires aux groupes sociaux les plus défavorisés en tant qu’outil de protection sociale à un concept de revenu minimum vital assuré pour l’ensemble des citoyens, pour leur permettre de vivre décemment indépendamment de leur situation et leur statut économique.
Au Nord, entre outil de protection sociale et revenu minimal vital
Comme outil de protection sociale de dernier recours, le revenu minimal est déjà répandu depuis longtemps en Europe, comme pilier de l’Etat providence, pour des montants généralement en dessous de la ligne de pauvreté relative : en France, par exemple, depuis 1988 en tant que Revenu minimum d’insertion, puis le Revenu de Solidarité active[1] ; en Espagne, depuis les années 2000, en tant que prestation des communautés autonomes (les gouvernements régionaux, compétents en matière d’intégration sociale) à l’adresse des personnes sans autres ressources, typiquement aux alentours des 400-450 euros, c’est-à-dire environ la moitié du salaire minimum.[2]
Le débat qui a ressurgi à l’occasion de la crise du Coronavirus porte sur un autre type de revenus de base en tant que droit citoyen : un revenu suffisant pour mener une vie décente, assuré pour l’ensemble des citoyens et résident, et, donc, à établir en Europe, dans une fourchette entre 800 et 1.200 euros. C’est un débat qui reflète des positions idéologiques très contrastées mais qui convergent sur la nécessité de l’heure.
Au Royaume-Uni, 170 parlementaires de différents partis ont adressé le 19 mars 2020 une lettre au gouvernement britannique, lui demandant l’instauration d’un « revenu universel d’urgence », le temps de la pandémie. Ce revenu universel serait plus réactif que les aides sociales classiques et permettrait d’éviter l’engorgement du système de chômage face à la vague de licenciements annoncée. En Allemagne, c’est également au nom de la précarité des travailleurs non-salariés que le journal Frankfurter Rundschau plaidait, le 20 mars, pour l’instauration d’un revenu de base, d’un montant de 1 000 euros par mois sur une période de six mois : « L’État devrait se saisir de l’opportunité pour introduire le revenu universel à l’échelle de tout le pays », écrit-il.
Des associations se sont engagées dans un plaidoyer pour la défense de cette cause : c’est le cas, au niveau mondial, de la Basic Income Earth Network (BIEN)[3] et, en France, de « Mon revenu de base »[4]. Toujours en France, un collectif de travailleurs précaires, les Sons Fédérés, dénonçant l’ubérisation de l’économie et les fragilités de ce modèle révélées par la pandémie, appellent à l’instauration d’un revenu universel sans condition. Une demande appuyée dans Le Monde du 19 mars à travers une Tribune signée par un administrateur de l’Association pour l’instauration d’un Revenu d’existence (AIRE).
Aux États-Unis, le débat a été relancé, après la proposition d’un des candidats démocrates à la présidence, Andrew Yang, d’établir un revenu universel de base pour tous les citoyens en tant que « dividende de la liberté » ; il a réapparu récemment dans le programme lancé par le Sénat américain et l’Administration du Président Donald Trump, en réponse à la crise du Coronavirus de distribuer un check unique pour un maximum de 1.200 dollars plus 500 dollars par enfant à tous les Américains avec un revenu de moins de 75.000 dollars par année, donc touchant aussi les classes moyennes. En Espagne, le gouvernement est en train de préparer un revenu universel de base à l’échelle nationale aux alentours de 500 euros par mois pour faire face au Coronavirus, avec pour vocation se pérenniser par la suite.
Au Sud, un outil de lutte contre la pauvreté et la vulnérabilité
Dans les pays en développement, le revenu universel de base a aussi un long parcours, ainsi que plusieurs expériences pilote dans un certain nombre de pays : en Inde, à Madhia Pradesh, en 2011-2012, avec 6.000 participants, au Brésil, dans la ville de Maricá, pour 50.000 personnes depuis 2017…au Kenya, depuis 2011 pour 21.000 bénéficiaires. Il s’agit d’expériences limitées à des populations ciblées avec pour objectif de garantir un revenu mensuel minimal à une certaine population pour soutenir sa sortie de la pauvreté absolue ; son montant correspond à 0,75 dollar par jour, soit la consommation moyenne d’un adulte kényan vivant en zone rurale, selon des données du gouvernement kényan et de la Banque mondiale (BM).
Par ailleurs, des transferts périodiques d’argent sans l’étiquette de revenu universel de base ont été mis en place dans beaucoup d’autre pays et programmes d’assistance sociale. Le transfert mensuel d’une modeste somme d’argent (généralement entre 20 et 50 euros par mois) à l’individu ou le ménage est censé remplacer la multiplicité de programmes d’assistance sociale, simplifier la bureaucratie et transférer aux bénéficiaires la capacité de décision sur les dépenses[5]. Les revenus universels qui font l’objet de ces expériences ou de discussions dans le débat public varient dans leur périmètre, leur forme et leurs objectifs. Différentes appellations sont employées (« revenu universel », « revenu de base », « revenu inconditionnel », etc.), sans que les dispositifs et les objectifs qui leur sont associés soient clairement distingués. Des typologies ont été établies sur la base de ces expériences. Sur la base des expériences internationales, la diversité des revenus universels mis en œuvre est classée selon les critères suivants : l’existence ou non d’une condition de ressources, l’existence ou non d’une condition de comportement (recherche d’emploi, exercice d’activités socialement utiles, etc.), le lien ou non avec le système fiscal d’imposition du revenu (c’est-à-dire, la conception du revenu universel comme un impôt négatif). Les évaluations réalisées indiquent que les bénéficiaires améliorent leurs conditions de vie et, dans certaines mesures, le revenu minimal a des effets d’émancipation sociale sans un effet appréciable sur leur employabilité ou la probabilité de chercher un emploi.
Par ailleurs, les débats sur l’instauration du revenu universel se sont étendus et articulés aux réflexions sur les réformes des systèmes fiscaux et de la protection sociale. Ces débats ont conduit à examiner la question du statut, de la place et des modalités de l’intégration du revenu universel dans la refonte d’un système intégré de protection sociale préexistant. Le revenu universel peut, en effet, réorienter une partie du système de protection sociale (dans ses deux composantes, assurantielle et d’assistance sociale), en apportant un complément aux systèmes de transferts sociaux. En effet, aujourd’hui, au Maroc, par exemple, l’idée de substituer un revenu universel de base aux transferts monétaires qui accompagnent différents programmes du filet de sécurité est présente dans le débat sur la réforme du système de protection sociale.
Le regain d’intérêt pour le revenu universel et la pluralité de ses formes ne devraient pas dispenser d’une clarification des objectifs sociaux de ce dispositif: lutte contre la pauvreté ; lutte contre la stigmatisation associée aux dispositifs d’assistance; simplification des systèmes de protection sociale, devenus trop complexes et construits sur une sédimentation de dispositifs; nécessité de garantir une sécurité du revenu aux nouvelles formes d’emplois générés par la digitalisation des économies ; respect des principes de l’équité et de la justice sociale dans la lutte contre les inégalités….
Le revenu universel de base : une urgence face au Coronavirus ou une initiative structurelle ?
Comme réponse immédiate à la crise, le revenu universel de base remplit, sans doute, toutes les conditions pour s’ériger comme le vecteur d’une réponse des politiques publiques pour soutenir l’activité économique, assurer une réponse rapide et aider ceux qui ont perdu du jour au lendemain, des sources de revenu, par exemple dans le secteur informel ou de l’auto-emploi. Dans cette mesure, il fait partie d’une boîte à outils pour faire face à une situation conjoncturelle.
Au-delà de la crise, le revenu universel de base est, par ailleurs, un outil extrêmement utile de politique sociale, mais il faut tenir compte de ses avantages et de ses inconvénients pour bien le doser et assurer son articulation optimale avec les autres prestations sociales. Parmi les avantages, il faut mentionner sa simplicité (un transfert périodique d’argent, pourvu que les bénéficiaires remplissent certaines conditions facilement vérifiables, notamment en termes de revenu), comparativement à la complexité et la multiplicité des programmes classiques d’assistance sociale. Il faudrait, aussi, mentionner comme avantage la rapidité de sa mise en œuvre (dans les pays européens les bénéficiaires ont commencé à recevoir les virements sur des comptes bancaires à peine deux semaines après le début du confinement). Enfin, il offre une solution au problème du « piège de la pauvreté » - qui, souvent, retient les bénéficiaires des programmes d’aide sociale en dessous du seuil de pauvreté en raison de la perte des prestations s’ils commencent à travailler- et à la complexité des procédures bureaucratiques de distribution des aides sociales.
Parmi les défis posés par cet outil de protection sociale, il y a son coût financier, bien sûr (et le coût d’opportunité par rapport à d’autres instruments de politique sociale), le risque de décourager la recherche d’emploi pour les chômeurs (surtout dans la mesure où les perspectives de revenu sont très limitées en cas d’emploi, dans des secteurs de basse productivité) et le risque de promouvoir la consommation plutôt que l’investissement social.
En tout cas, tout programme de revenu universel de base doit assurer une bonne articulation avec la politique de création d’emploi et de salaire (notamment le salaire minimum), ainsi qu’avec d’autres prestations sociales de base (comme l’éducation, la santé, les pensions ou l’assurance chômage), pour s’assurer qu’il optimise l’emploi des ressources publiques. Ceci étant, le débat public sur ce dispositif qui a surgi en pleine crise du Covid-19 est salutaire et nécessaire pour explorer la réponse à donner à des défis qui vont bien au-delà de cette crise et qui questionnent la faisabilité du modèle économique actuel : l’inégalité, la lutte contre la pauvreté et la réponse aux crises économiques périodiques.
[1] En 2020, pour un couple avec 2 enfants à charge bénéficiaire d'une aide au logement et des allocations familiales, le montant de la RSA peut atteindre les 886 euros par mois, et en 2016 il y avait 2,6 millions de bénéficiaires.
[2] Et avec des dénominations multiples tels « aide économique de base », « salaire social », « revenu d’inclusions », « revenu minimum solidaire », « revenu garanti de citoyenneté »…. ; voir AIREF (2019) Los programas de rentas mínimas en España, rapport de l’Autorité indépendant de responsabilité fiscale d’Espagne, https://www.airef.es/wp-content/uploads/RENTA_MINIMA/20190626-ESTUDIO-Rentas-minimas.pdf.
[5] La Banque mondiale vient de publier une revue exhaustive de ces programmes : World Bank (2020), Exploring Universal Basic Income : A Guide to Navigating Concepts, Evidence, and Practices, https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/32677