Les trois scénarios possibles au Sahel à l’horizon 2040
Mali, Niger, Burkina Faso… L’insécurité fait tache d’huile au Sahel, menaçant de s’étendre aux pays du Golfe de Guinée. Le terrorisme a entraîné la formation de milices d’auto-défense communautaires, et ainsi créé des « friches » sécuritaires dans tout le Sahel, du Bassin du lac Tchad à la région du Liptako-Gourma. Les budgets consacrés à la défense augmentent, contrairement à ceux qui soutiennent le capital humain, santé et éducation. Dans un contexte de croissance démographique soutenue (3% par an environ), les jeunes, pris dans un chômage structurel, sont des recrues faciles pour les groupes armés. Les chiffres, à cet égard, sont éloquents : une enquête de l’Organisation internationale des migrations (OIM) menée à Zinder montre ainsi que 86 % des jeunes interrogés citent les difficultés économiques pour expliquer l’extrémisme violent, contre 2 % seulement qui évoquent la religion.
Au Niger, au Mali et au Burkina Faso, les projections démographiques s’avèrent inquiétantes. La population va doubler d’ici 2040 au Mali, passant de 21,5 à 40 millions d’habitants, et de 23 à 55 millions au Niger. La jeunesse représentera les trois quarts de la population, et exercera une pression sur une demande sociale exponentielle. « Dans la région, la moitié de la population a moins de 15 ans et la moitié des enfants ne sont pas scolarisés. Ils seront les adultes de 2040. Les dépenses de sécurité atteignent 30 %, 24 % et 18 % des budgets du Tchad, du Mali et du Niger, empiétant sur le financement de l’éducation et de la santé », explique Mabingué Ngom, directeur de l’UNFPA (Fonds des Nations unies pour la population) en Afrique de l’Ouest et centrale.
Ces constats ont été faits lors d’un symposium sur la paix, la sécurité et la démographie au Sahel, organisé le 2 décembre par le Bureau régional de l’UNFPA à Dakar. Un ouvrage a été publié à cette occasion, intitulé « Regards croisés pour un Sahel central résilient » (L’Harmattan Sénégal).
Avec ses partenaires, le Peace Research Institute of Oslo (PRIO) et l’École Nationale de la Statistique et de l’Analyse Économique (ENSAE) de Dakar, l’UNFPA a exploré sous toutes ses facettes la relation précise entre démographie, paix et sécurité.
L’hypothèse du statu quo
Trois scénarios prévalent, dans l’analyse prospective menée par Alioune Sall, directeur de l’Institut des Futurs africains. Dans le premier, dit « tendanciel », les Etats n’arrivent pas à sortir des tendances actuelles, ni à répondre aux besoins des populations défavorisées. « Sur un horizon de 20-30 ans, la capacité de pilotage et de gestion de l’État n’a pas véritablement changé par rapport aux indépendances acquises voilà six décennies déjà ; elle est marquée dans la plupart des pays par des chevauchements et des conflits de compétences entre diverses administrations qui ont en commun d’être faiblement dotées pour s’acquitter de leurs missions. Ses relations avec les acteurs non-étatiques semblent placées sous le signe du « je t’aime, moi non plus ». L’État continue à interférer là où il ne devrait pas et n’intervient pas là où il est attendu. Aux prises avec des attentes divergentes, parfois contradictoires, de plusieurs acteurs, il n’arrive à satisfaire pleinement aucun ».
Un nouveau contrat social
Dans le second scénario, où prévaut l’adaptation, l’Etat et la population prennent conscience de la situation de crise et réinventent un contrat social. La fécondité baisse, de même que la croissance démographique, qui passe de 3,3 % en 2015-20 à 2 % à la fin des années 2040, mais la population des pays du G5 Sahel continue de croître. Les chiffres sont éloquents, et toujours inquiétants dans ce scénario optimiste : les pays du G5 Sahel passent en effet de 86 millions d’âmes en 2020 à 181 millions en 2050 (et 230 millions en 2063). Si les investissements adéquats sont faits dans la diversification des économies et le capital humain, il n’est pas impossible de voir le Niger, le Tchad, le Burkina Faso et le Mali se hisser au rang de pays à revenu intermédiaire inférieur (entre 1036 et 4045 dollars par habitant).
« Dans ce scénario, l’hypothèse centrale est que l’État et la société, comprise ici comme l’ensemble des acteurs non-étatiques, se réinventent et développent un nouveau contrat, fondé sur un partenariat gagnant-gagnant. Si l’économie de marché est acceptée dans ce scénario, la société refuse cependant d’être régie par la loi de la seule marchandise. « Oui à l’économie de marché, Non à la société de marché » : tel est le message de ce scénario. Après plusieurs années, l’émergence est enfin au rendez-vous au Sahel. »
L’Etat boîteux, scénario catastrophe
Le troisième scénario anticipe en revanche sur une aggravation : l’Etat reste inactif, laissant la place à de nouveaux acteurs non étatiques. « Dans ce scénario de baisse modeste de la fécondité, l’État reste lourd et sourd. Il est lourd parce que mal dimensionné. Il est demeuré « trop petit pour les grandes choses et trop grand pour les petites choses », comme le signalaient déjà les avocats de la décentralisation/modernisation. Il est sourd parce qu’otage de plusieurs groupes d’intérêt ; il est réfractaire aux réformes qui l’auraient fait passer de son statut d’État rentier ou prédateur à celui d’État stratège. »
Dans cette hypothèse prospective, les tendances négatives déjà à l’œuvre vont en s’amplifiant, qu’il s’agisse de la pression démographique, des violences communautaires, de l’émigration, des inégalités, de la détérioration des services publics et des les violations des droits de l’Homme. Bref, c’est « l’anomie », qui se traduit par « un schisme, une césure entre la société et l’État ».
Le radicalisme et les brigades d’auto-défense ont alors de beaux jours devant eux, tandis que la corruption continue de gangréner les armées régulières. « Dans cette armée, les promotions s’achètent aussi et le moral de ceux qui n’ont ni argent ni parrain s’en trouve durablement affecté. Il s’ensuit une fragilisation de l’État qui a d’autant plus de mal à assurer sa principale fonction régalienne de protection des frontières, des personnes et des biens qu’il dépend, en partie, surtout dans les situations de crise, de forces de sécurité étrangères lesquelles, outre leur puissance de feu, disposent d’une information stratégique et géopolitique non négligeable ».
Comme toujours avec les analyses prospectives, des éléments de vérité se retrouvent dans tous les scénarios, qui anticipent sur de possibles dynamiques. En somme, « si rien n’est fait et si les tendances actuelles se poursuivent, la violence va persister », estime Alioune Sall, sans verser dans le pessimisme, confie-t-il volontiers. « Il est possible d’inverser ces tendances, par le biais des politiques publiques. Au Sahel, qui fut longtemps paisible, il n’existe pas plus qu’ailleurs de fatalité historique. » Dont acte : une table-ronde ministérielle doit suivre début février dans le cadre de l’Union africaine (UA), sur les réformes à entreprendre, dans une région où pas moins de 17 agendas différents de développement se chevauchent, mis en œuvre par des institutions régionales, bilatérales et multilatérales.